Histoire d’un Français libre, par François Roos

Histoire d’un Français libre, par François Roos

Histoire d’un Français libre, par François Roos

Ancien commandant d’escadrille au groupe de chasse « Alsace »

Cannes, automne 1940 ! En congé de l’armée de l’air, je prends la décision de rejoindre le général de Gaulle à Londres. Mais par quel moyen ? Comme je regrette de ne pas l’avoir fait en juin alors qu’étant replié à Pau, il me suffisait de m’embarquer le plus simplement du monde à Saint-Jean-de-Luz. J’étudie la question et je ne vois qu’une seule solution : me rendre au Maroc et de là tenter de gagner Gibraltar. Pour entreprendre cette première partie du voyage, la plus facile, il faut cependant des autorisations officielles. Avec une carte de démobilisation pour le Maroc faite par moi-même à mon ancienne base de Pau, j’obtiens sans difficulté à Marseille mon passage pour Casablanca. Ainsi le gouvernement de Vichy m’offre la première étape de mon expédition.
En novembre j’arrive au Maroc à pied d’oeuvre. Avec quelques camarades de la base de Meknès qui partagent mes idées et font les mêmes projets, plusieurs tentatives de départ échouent. Le résultat ne se fait pas attendre, nous nous retrouvons presque tous sous les verrous avec une bonne inculpation d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Au début 1941, nous sommes condamnés par le tribunal militaire à des peines diverses de travaux forcés. Nous avons un peu de chance si l’on peut dire : le jugement est cassé pour vice de forme, certains d’entre nous n’ayant pas été interrogés. Quelques mois plus tard nous repassons devant un autre tribunal, je m’en tire ainsi que trois autres avec une peine de prison et le sursis. Malheureusement, tous mes camarades n’ont pas ma chance et devront rester près de deux ans en prison.
Maintenant il s’agit de gagner l’Angleterre le plus rapidement possible. J’ai assez perdu de temps et il ne faut pas se faire prendre. La récidive ne pardonne pas.
Un ami qui travaille dans une compagnie de navigation me signale qu’un cargo français doit appareiller de Casablanca pour les États-Unis et m’indique le moyen de m’y glisser. Ce bateau avec les autorisations des belligérants va chercher aux États-Unis du lait en boîtes pour les enfants d’Afrique du Nord. Cela permet aux Américains de gonfler considérablement les effectifs de leurs consulats afin de surveiller la distribution de ce lait qui ne doit pas partir vers la France.
La veille du départ, muni d’une invitation à une soirée donnée sur un autre navire, ce qui me permet de pénétrer sur le port, je me dirige vers mon cargo qui est en cours de chargement et sur lequel règne une activité fébrile. Je monte à bord, arrive à l’entrée de la cale et après un rapide coup d’oeil circulaire pour voir si personne ne m’observe, j’y plonge et vais me cacher tout au fond du bateau derrière des ballots de liège. Les États-Unis auraient-ils besoin de liège ?
Le lendemain matin, j’entends les machines se mettre en route et je perçois des vibrations, le bateau s’ébranle, c’est le départ. Je reste dans cette cale sans aucune nourriture et par prudence ne monte sur le pont qu’après quatre jours. En effet, il faut que le bateau soit suffisamment éloigné des côtes pour qu’il ne puisse plus faire demi-tour. Je ne tiens pas du tout à me trouver de nouveau entre les mains des gens de Vichy.
Le commandant semble très désagréablement surpris d’avoir un passager clandestin à son bord. Mais il comprend tout de suite le but de mon voyage. Il me fait néanmoins travailler sur le pont. Je gratte et brosse la rouille, puis passe du minium. Je suis nourri, fort bien d’ailleurs, à la cuisine et suis enfermé la nuit à l’infirmerie. Le commandant m’interdit absolument de parler à l’équipage sans doute craint-il que j’incite tout le monde à déserter à l’arrivée en Amérique et qu’il ne puisse plus ainsi regagner la France. Il n’y retournera d’ailleurs pas car une semaine après son arrivée, c’est Pearl Harbour.
Les autorités américaines m’internent puis, sur l’intervention du consul de Grande-Bretagne, me relâchent à condition de quitter leur territoire.
Avant de partir pour le Canada, je suis reçu à Philadelphie par un ménage français. Lui, ingénieur des Arts et Métiers semble avoir particulièrement bien réussi si j’en juge par le luxe dans lequel il vit. Il est l’inventeur de nouveaux procédés de raffinage du pétrole. Voyant mon dénuement absolu, pas de bagage, pas de brosse à dents, ni de rasoir, un vêtement plein de taches rouges de minium et un pull-over à col roulé tout troué, ces Français m’équipent de pied en cap avec des effets de leur fils qui fait ses études en faculté.
Le lendemain je prends le train pour le Canada après avoir visité rapidement New York. À Montréal où je reste quelques jours, je signe mon engagement dans les Forces Françaises Libres et suis envoyé à Halifax pour m’embarquer vers l’Angleterre. J’ai la chance de tomber sur un bateau luxueux et très confortable qui faisait avant les hostilités la ligne Alexandrie-Le Cap, et de ce fait muni d’un nombre impressionnant de ventilateurs dont l’utilité ne semble pas évidente en cette saison et à cette latitude. À bord, assez peu de passagers, mais des cales trop bourrées de marchandises nuisent, paraît-il, à la stabilité du navire.
Trois jeunes marins anglais sont parmi nous, à eux trois, ils ne possèdent qu’une jambe. Leur bateau a été torpillé, ils ont séjourné trop longtemps dans l’eau et ont eu les membres inférieurs gelés. Mais leur moral est formidable. Avec leurs jambes mécaniques, ils s’entraînent sans cesse à monter et descendre les escaliers sans l’aide de canne et rient aux éclats comme des enfants.
Après 17 jours de traversée en convoi, la veille de Noël 1941 je débarque enfin en Écosse. J’ai mis donc plus d’un an pour faire le voyage France-Angleterre, c’est beaucoup, mais le principal c’est de l’avoir réussi. En 1944, je ne mettrai que quelques minutes pour faire le retour.
Peu de temps après mon arrivée, je suis convoqué par le général de Gaulle, comme tout officier qui rejoint la France Libre. Il me demande quelle est l’attitude des militaires au Maroc. Je lui réponds que les jeunes attendent et que les vieux songent avant tout à leur avancement. « C’est là bien ce que je pensais » me dit le Général.
Au mois de mars 1942, je commence mon réentraînement et suis affecté en décembre ainsi que deux de mes camarades au Squadron 340, c’est-à-dire au groupe de chasse « Île-de-France » à Biggin Hill au sud de Londres. Le groupe forme escadre avec un squadron anglais dont la majorité des pilotes se compose d’étrangers et de gens des dominions. Nous sommes équipés du tout dernier modèle de Spitfire. Mes deux camarades seront portés disparus moins d’une quinzaine après. Première sortie sur la France, nous partons à 12, le commandant de groupe me prend comme équipier, c’est l’habitude, paraît-il, il veut me juger. En fin de mission, se trouvant seul avec moi, il fonce sur une formation ennemie passant plus bas mais ne voit pas qu’un Focke Wulf 190 est dans ma queue en position de tir. Je dégage en montant, le FW n’insiste pas et moi non plus. Je me retrouve seul et décide de rentrer. Je crains que la réception ne soit assez froide. Un équipier ne doit pas abandonner son chef de patrouille. Je suis en effet assez mal reçu, mais pour une tout autre raison. En me posant, je manque de capoter et sors de la piste. On me reproche de trop me servir des freins et d’avoir ainsi fait éclater un pneu. Les mécaniciens en remontant la roue constatent qu’une balle a traversé l’aile et le pneu.
À la sortie suivante, mon commandant de groupe me reprend comme équipier. Il s’agit cette fois de ne plus le laisser tomber. Je ne tiens pas à me faire renvoyer à l’entraînement. Étant encore tous les deux seuls au-dessus de la France, nous sommes attaqués par une vingtaine de FW 190. Je monte plein gaz en virage serré et aucun d’eux ne peut me suivre. À cette altitude de 10 000 mètres je sens que mon Spitfire est supérieur. Je me retrouve au-dessus et fonçant sur l’un d’eux, lui lache une courte rafale de canon et remonte rapidement. Au loin j’aperçois l’autre Spitfire en descente légère et dégageant une fumée bleue. Mes adversaires directs s’étant un peu écartés, j’en profite pour fuir en piquant vers l’Angleterre. Je ne suis pas poursuivi, passe la côte et essaye de regagner mon terrain. Mon moteur s’arrête, plus d’essence. Je me pose sur le ventre dans un champ bordant une batterie antiaérienne. Les artilleurs me reçoivent très cordialement. Le lendemain je rejoins ma base en voiture, un nouveau commandant de groupe est déjà en place.
Après une sortie catastrophique à laquelle je prends part et où nous perdons en particulier les commandants d’escadre et de groupe, nous sommes envoyés au repos à Édimbourg. Cela ne fait pas du tout mon affaire. Je n’ai pas rallié l’Angleterre pour faire du tourisme en Écosse. Je me rends tellement insupportable dans cette ambiance d’école de pilotage qu’on se débarrasse de moi en me faisant affecter à Biggin Hill au groupe « Alsace » qui vient de remplacer l’« Île-de-France. »
Je ne m’étendrai pas sur les opérations du groupe au cours de l’année 1943. D’autres l’ont déjà fait. Chargés un matin de protéger des Forteresses, nous les accompagnons jusqu’aux environs d’Évreux, notre rayon d’action ne nous permettant pas d’aller plus loin. Nous revenons les chercher plus tard. La belle formation du départ n’existe plus. Elle est éparpillée dans le ciel ayant été sans cesse attaquée par la chasse. Nous nous mettons deux autour de chaque Forteresse pour la protéger, ce qui semble empêcher l’ennemi d’intervenir et les ramenons ainsi en Angleterre. Certaines se posent en catastrophe sur notre terrain. Elles sont dans un tel état que c’est presque un miracle d’avoir pu rentrer. Dès l’arrêt de l’avion, les membres de l’équipage se précipitent dehors et à notre grand étonnement embrassent longuement le sol. À la suite de ce bombardement, le commandement américain devant les pertes énormes subies hésitera à laisser se poursuivre les raids sur l’Allemagne.
En raison des succès obtenus par Biggin Hill, on nous envoie quelquefois des invités qui désirent voler avec nous. Malheureusement, leur séjour se termine souvent assez mal. Un beau jour, deux Américains débarquent en Jeep. C’est la première fois que nous voyons un tel véhicule de près. Au cours d’une sortie sur la France, un des Américains, le capitaine ne revient pas, l’autre le lieutenant-colonel considérant sans doute que l’expérience est plus que suffisante reprend rapidement sa Jeep et nous quitte.
Au cours d’une escorte de bombardiers légers américains sur Beauvais, nous patrouillons le secteur à quatre, commandant d’escadre en tête. Des avions apparaissent un peu partout par petits groupes mais trop loin pour être identifiés. Nous repérons un Focke Wulf 190 nettement plus bas que nous. On se demande ce qu’il fait là tout seul. Nous fonçons sur lui. Il semble nous avoir vu, pique, vire et donne ainsi l’impression de chercher refuge au sol. La poursuite continue. Trouvant qu’elle dure un peu trop longtemps, dans un virage je plonge sous mes coéquipiers, émerge à bonne portée de tir et lâche une longue rafale de mes deux canons. Emporté par mon élan, je me retrouve à la hauteur de l’allemand, son capot moteur est ouvert et des flammes s’en échappent. Le pilote est affaissé sur son tableau de bord. L’appareil continue sur sa lancée et explose en touchant le sol. Malgré mon indiscipline et mon incorrection, mes chefs me félicitent. Et c’est ainsi que j’obtiens la citation : « A attaqué une force ennemie supérieure en nombre… »
Fin 1943, nous quittons Biggin Hill pour aller hiverner en Cornouaille, secteur beaucoup plus calme. Nous faisons des missions sur la Bretagne et des protections de convois en mer. Notre terrain est situé au sommet d’une falaise à pic sur la mer. Avant le bout de la piste, se dresse un petit mur destiné à faucher le train des avions se posant trop long, leur évitant ainsi de tomber dans l’eau. Heureusement nous n’avons jamais eu l’occasion d’utiliser ce système.
Nous touchons une recrue de choix qui nous vient de France. Il s’agit d’un capitaine déjà ancien, Saint-Cyrien jusqu’au bout des ongles. Ce Monsieur veut s’essayer dans la chasse. Bien qu’excellent pilote, il n’a pas la cadence, s’en rend compte assez vite et nous quitte pour rejoindre son unité de bombardement d’origine où il fera une très brillante carrière qui le mènera bien plus tard à un important portefeuille de ministre.
Au printemps 1944, nous nous transformons en chasseurs-bombardiers en remplaçant simplement le réservoir supplémentaire par une bombe. Après avoir effectué un stage de bombardement en piqué où nous avons pu constater l’efficacité de ce genre d’attaque, nous prenons position dans le Sud. Toute la chasse est rassemblée sur la côte, ce qui nous laisse penser que de grands événements sont imminents.
La journée du 6 juin bien qu’étant un tournant décisif vers la victoire est décevante pour nous. En effet, nous pensions pouvoir infliger de sérieuses pertes à la Luftwaffe, mais celle-ci ne daigne même pas prendre l’air et nous réduit ainsi à ne jouer qu’un rôle de figurants dans cette opération.
Après le débarquement, nous prenons pied définitivement sur le continent. Nous servons d’appui aérien à l’armée canadienne.
L’accueil de la population n’est pas des plus chaleureux au début. Cette attitude est peut-être dictée par des raisons plus commerciales que sentimentales. Nous accostons le premier FFI que nous rencontrons. Il est jeune, impeccable, porte un vrai fusil et un brassard tout neuf, il nous explique qu’il est dans les FFI depuis la veille. Déçus, nous n’insistons pas et coupons court à l’entretien.
C’est à Lille que pour la première fois nous sommes bien reçus, trop bien même à mon goût car pendant la semaine que dure notre séjour sur l’aérodrome de cette ville, je me retrouve trop souvent dans un état qui ne permet pas de voler.
Ensuite, c’est la Belgique où nous nous installons dans une guerre statique, le front est stabilisé.
L’aviation ennemie ne se montrant plus, nous n’effectuons que des missions d’attaque au sol. Les Allemands pour se défendre utilisent surtout leur artillerie antiaérienne qui est toujours aussi redoutable et efficace. Les bombardements en piqué se succèdent, en particulier sur les gares du sud des Pays-Bas. Nous sommes parfois appelés à intervenir directement avec nos armes de bord sur le champ de bataille pour soutenir nos troupes.
Nous adoptons un nouveau type de bombardement qui nous permet d’accomplir notre mission lorsque le plafond est bas. Il consiste à se présenter plus bas que l’objectif, lorsque c’est possible, et à larguer la bombe au moment de redresser. Cette méthode permet de toucher le but à tout coup mais il est indispensable d’utiliser des bombes à retard afin d’éviter que l’avion ne saute aussi. Le retard habituellement utilisé laisse le temps à une formation de quatre avions de passer sans encombre, mais il est quand même recommandé au dernier de ne pas traîner s’il ne veut pas recevoir des éclats.
Nous faisons des missions que l’on appelle « reconnaissance armée » le long des routes en territoire ennemi pour interdire toute circulation. Notre action est surtout dissuasive car les Allemands ne circulent plus de jour. Au cours d’une de ces sorties à deux, j’aperçois, appuyés à la barrière d’un passage à niveau, deux Allemands en uniforme noir et dont les bottes brillent de loin au soleil. Derrière eux stationne une automitrailleuse sur laquelle nous tirons chacun une rafale, elle prend feu immédiatement en dégageant une fumée noire qui monte rapidement dans le ciel. Après un virage nous continuons notre itinéraire, il est inutile de s’acharner sur ce véhicule car il vient d’avoir son compte. Ce n’est qu’au retour que je réalise que le passage à niveau était fermé, un train n’était pas loin et que nous aurions pu l’attaquer. C’est une belle occasion manquée mais il faut être discipliné, l’objectif de la mission est la route et non la voie ferrée.
Pour permettre à nos pilotes de revoir leur famille, les transports publics ne fonctionnant pas encore, nous avons dès notre arrivée en France récupéré des voitures. Afin de simplifier les questions administratives, nous donnons à toutes la même immatriculation.
Au mois de novembre 1944, avec un coupé BMW laissé par l’armée allemande dans un de ses garages en Belgique, je me rends dans ma famille à Cannes. Le voyage se passe très bien, pas de circulation ou presque, le ravitaillement en essence est facile grâce au pipe-line de la vallée du Rhône, mais les routes sont dans un état vraiment déplorable. Arrivé à la Durance, à la sortie d’un virage, j’aperçois dans mon rétroviseur trois hommes qui tirent à la mitraillette sur ma voiture, une balle traverse mon dossier, me passe sous le bras et vient se loger dans le tableau de bord. Ce sont des FFI. Furieux je m’arrête, descends, me dirige vers eux et les admoneste vertement. Je leur fais remarquer que la guerre est terminée ici et que pour y participer, je leur recommande d’aller dans les Vosges. Surpris par cette déclaration inattendue et peut-être par la vue de mon uniforme, ils restent d’abord muets puis s’excusent et me laissent repartir.
Au retour de mon petit voyage sur la Côte d’Azur, je trouve l’escadre installée à Anvers. Cette grande ville est très vivante et agréable. Nous nous rapprochons ainsi de notre secteur d’opération : les Pays-Bas. Par contre, une mauvaise surprise nous y attend. L’agglomération sert de cible aux nouvelle fusées allemandes V2. Certes leur fréquence est encore faible et la dispersion assez importante, mais un soir, l’une d’elle tombe sur notre terrain, y détruit une douzaine d’avions et tue un pilote. Une autre tombe sur le grand cinéma de la ville et fait de nombreuses victimes dont un de nos pilotes qui voulait voir Buffalo-Bill.
À la Noël 1944, je quitte Anvers et le groupe « Alsace ». Pour moi, la guerre est pratiquement terminée. Je pense y avoir sérieusement participé et avoir ainsi contribué à la libération de mon pays. Et je reviens sain et sauf !

Cannes, Automne 1976
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 268, 4e trimestre 1989