Comment ils vinrent de l’Institut français de Londres

Comment ils vinrent de l’Institut français de Londres

Comment ils vinrent de l’Institut français de Londres

Par Denis Saurat, professeur à l’université de Londres, King’s College en 1940, directeur de l’institut français de Londres.

À 10 heures 30 du soir, le 20 juin 1940, un capitaine me conduisit jusqu’à l’appartement du dernier étage d’une maison de Seamore Place. Le général me demanda de venir dans sa chambre à coucher.
C’était le seul endroit où il pouvait recevoir parce que c’était la seule pièce de l’appartement où on avait fait le black-out. Il s’assit sur le lit et nous fit prendre les deux seules chaises pendant qu’il parlait. Son grand calme avait l’air d’aller avec sa très haute taille. Debout, près de la porte, un lieutenant qui semblait être encore plus grand que lui, donnait une sorte de dignité à cette réunion si peu solennelle qui était pour nous le commencement d’une nouvelle France.
Nos cœurs étaient pleins de rage parce que Pétain avait demandé un armistice. L’incroyable était arrivé. La France était battue, la France s’avouait battue. Mais le cœur du général n’était pas plein de rage, pour lui ce n’était pas la France qui était battue, mais seulement Weygand.
Ce n’était pas la France qui avouait sa défaite, ce n’était que Pétain.
Un Lord Anglais. – La guerre n’était pas perdue nous dit le général, même la France n’est pas perdue. La mer arrêtera les Allemands. L’Angleterre arrêtera les Allemands, nous gagnerons la guerre. C’est une question de volonté.
Est-ce que je puis demander à un de mes amis Anglais de venir ? lui dis-je, je voudrais qu’il vous entende. C’est un jeune Lord qui vous serait utile.
Et je téléphonai à un certain club où j’avais dit au jeune Lord de m’attendre et puis j’expliquai au général que cet homme aimait la France.
Il arriva aussitôt. Il était jeune et mince et paraissait très fragile devant le lieutenant et le général. Nous lui donnâmes une de nos chaises et je pris un tabouret et le général s’assit à nouveau sur le lit et le lieutenant reprit sa garde à côté de la porte. Le jeune Lord posait une question de temps en temps ; seul le général parlait. De sa voix profonde et puissante, calme et simple, il expliqua comment l’Angleterre pouvait gagner la guerre.
Personne n’osait l’interrompre ; l’espoir naissait.
Par l’Angleterre et par nous. – Un jour vint un ami d’un pays qui n’était pas supposé être ami de la France et qui certainement n’était pas ami de l’Angleterre. Mais en fait, ce pays ne désirait pas attaquer la France, spécialement à ce moment où la France était défaite – ce dont il faudra se souvenir et se souvenir longtemps.
Je conduis cet homme au général et ils parlèrent. À la fin l’homme dit : « Oui, tout cela est bien beau, mais les Anglais ? Est-ce qu’ils se battront ? Jusqu’au bout ? Est-ce qu’ils tiendront ? »
« Oui, dit le général, les Anglais se battront et jusqu’au bout. Mais ce n’est pas seulement les Anglais, il y a l’Angleterre, il y a la nature ; la Manche n’est pas la Meuse. L’Angleterre tiendra et si l’Angleterre tient, la guerre sera gagnée par l’Angleterre … »
Le général regarda cet homme dans les yeux et, avec calme, sa voix de basse descendant encore de plusieurs tons, il ajouta : « Et par nous ».
Notre visiteur s’en alla en silence, et une minute plus tard dans la rue, il me dit : « C’est l’homme qu’il vous faut. Il est bien supérieur à … » et l’étranger dit un grand nom.
Formidable. – Un jour vint où tout me sembla aller si mal que j’allai voir le général à 6 heures du matin. Il était en pyjama. Il y avait eu un raid et les gens de l’hôtel l’avaient obligé de descendre à l’abri. Il était quelque peu troublé, mais il n’était pas en colère. Je ne l’ai jamais vu en colère, mais j’ai parlé à d’autres qui ont eu l’expérience de sa colère. Il était assis en pyjama sur le bord de son lit, dans sa toute petite chambre, et il m’écouta avec beaucoup d’attention.
J’expliquai les circonstances. Il considéra le tout et vit bien qu’il ne pouvait rien faire. Il arrangea tout ça dans sa grosse tête pendant un moment en silence, puis il dit :
« Il va se passer des choses si formidables, qu’est ce que ça fera alors tout ça ? »
Mais il avait tort, cela fit quelque chose.
L’amiral anglais. – C’était beaucoup plus tard. L’amiral me dit : « Pendant toute la traversée, jusqu’à Dakar, nous le regardions, en nous demandant est-ce vraiment un grand homme ? Et bien, ce soir-là à Dakar, quand personne d’autre ne savait que faire… Comprenez bien, c’est facile d’être un grand homme quand vous réussissez, mais d’être grand devant un échec et quand l’échec ne vient pas de vous, cela c’est être grand. À partir de ce soir-là, nous autres les marins anglais qui avions été là, nous nous serions couchés par terre devant lui et nous lui aurions permis de nous marcher dessus. »
Un chauffeur. – Pendant une partie de cette époque j’eus un chauffeur. Il n’était pas payé, car je ne pouvais rien payer et pas même lui donner du pétrole. Mais nous fîmes beaucoup de travail. Du moins nous allâmes parler à beaucoup de gens qui ne nous comprenaient pas toujours. Mon chauffeur, naturellement, eut de longues attentes devant beaucoup de portes.
Un jour il me dit : « Ce général, ce doit être un homme. J’ai remarqué que quand je vous conduis chez lui presque désespéré et que vous y restiez une demi-heure, ou même quelques minutes, vous revenez rempli de force et de bonne humeur. Il doit avoir de la force à donner ! »
Une vieille femme. – Je connaissais une vieille paysanne française que d’étonnantes circonstances avait jetée à Londres comme dans un naufrage. Elle disait à son fils : «Tu me laisseras écouter ton général s’il parle ce soir à la radio, n’est-ce pas ! J’aime cela, mieux que le manger. »
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.