La chasse des barons

La chasse des barons

La chasse des barons

Mabeul, le 13-1-44

chassedesbarons1Bien entendu tout le monde sait que cette guerre est atroce, mais il est tout de même des moyens de la rendre tolérable à certains jours, et c’est ce que la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, dans la personne de de certains de ses chefs, est arrivée à faire hier ; mais procédons par ordre.

Tout d’abord dimanche dernier, 9 janvier, j’étais invité à tirer les Rois à la popote du chef de bataillon M[orel], et me demandais un peu ce qui me valait cet honneur quand, au cours du repas, j’appris qu’une chasse à courre était prévue pour le 12 et que, ma foi, on essayait de réunir le maximum de compétences et d’avis autorisés pour que tout se passe conformément aux « rites »… ou à peu près.

Une chasse à courre aux environs de Bir Bou Regba, je ne sais pas très bien si vous voyez le paysage, mais, juchés sur une Jeep conduite par le chef de bataillon de S[airigné], nous en fîmes la connaissance après le déjeuner. Figurez-vous une large vallée tunisienne sans l’ombre de végétation mais semée de parpaings et nantie de décrochements, de terrasses et d’éboulis, au fond de laquelle se prélasse un semblant d’oued d’aspect peu engageant.

La virtuosité de S[airigné] au volant d’une Jeep n’a d’égale que son flegme légendaire et je bénis la maison Willys d’avoir doté son véhicule de poignées solides auxquelles je me cramponnais pendant la promenade, oh ! combien mouvementée. Un itinéraire fut à peu près arrêté que la chasse devait parcourir le mercredi suivant.

Et puis au fait, pourquoi l’appelait-on la « chasse des barons » ? Eh bien ! tout simplement parce que les deux principaux « chasseurs » étaient effectivement barons. Tout d’abord le capitaine C[arré] de L[usançay], dit de la H[autière], commandant la compagnie d’élite du bataillon du même nom, et un ami de Tunis, le baron B…, un Belge de noble prestance et qui goûtait la plaisanterie. À leur intention deux chevaux de bonne composition avaient été trouvés, m’assurait-on, qui à défaut de sens de l’humour étaient en tout cas fortement charpentés.

Hier donc, mercredi 12 janvier, rendez-vous était pris chez le commandant M[orel], à treize heures trente et la foule des invités se rendait de son PC au point prévu pour la chasse. On remarquait dans l’assistance, outre les personnes ci-dessus mentionnées une demi-douzaine de piqueurs, trompe en bandoulière, montés sur Jeep, des valets de chiens qui tenaient en laisse au bout de fils téléphoniques tous les corniauds des légionnaires de la brigade et quelques véhicules tous terrains tels que Half track, ambulances, Jeeps, command cars, etc. Arrivés à destination on expliqua le jeu aux participants. Le Jeep de S[airiginé] dans laquelle je me trouvais avec ma trompe de chasse était la « Bête ». Il appartenait aux barons qui étaient à cheval de la lever, de la poursuivre, si possible de la forcer et au besoin de la servir. L’hallali était fixé en un lieu marqué par un tonneau de vin blanc.

Notre Jeep prit une avance fixée à quatre minutes et nous voilà dévalant les flancs de la colline. Rembûché derrière un tell je sonnai « la vue » ; à ce signal les barons s’élançaient et tentaient de nous couper la retraite. Vous dire que ce fut cette poursuite homérique est au-dessus de mes forces, sachez qu’elle dura plus d’une heure, et le fait est que bien prêts d’être rejoints, à certain moment, nous tendîmes de tels pièges aux chasseurs qu’ils n’arrivèrent au rendez-vous que vingt minutes après la Bête. C’est-à-dire nous.

Ce fut une noble chevauchée et le vin blanc vint à point rafraîchir les gosiers d’un chacun.

chassedesbarons2Quant à l’hallali parlons-en un peu. Comme il fallait une victime, on avait choisi un lapin de choux, tiré de son clapier natal, que l’on posa au milieu des quarante chiens tenus en laisse. Au « découplé » ceux-ci, au lieu de sauter sur l’animal, se précipitèrent les uns sur les autres et même sur une spectatrice. Quelle bagarre ! Il fallait cependant mettre à mort. Alors le maître d’équipage, dégainant une baïonnette de son fourreau américain, la plongea toute entière dans le corps du malheureux lapin. Quant aux honneurs du pied, ils furent faits à Miss Susan T[ravers], qui reçut en hommage (horresco referens)… la queue du « rabbit ».

Mais ce n’est pas tout. Le dîner des barons devait terminer dignement cette honorable journée. Une immense table de deux couverts était dressée chez le commandant M[orel] auquel, à l’heure du repas, tout le monde, sauf les barons, affecta de faire des adieux définitifs, et la foule des invités étant censée s’être éloignée, le dîner commença. Les barons, chacun à un des bouts de la table, étaient servis par des laquais à favoris, qui n’étaient autres que des lieutenants, et s’apprêtaient après le potage à entasser le rôti dans une atmosphère cordiale mais intime, quand la bande hurlante des invités, nantis chacun d’un siège et d’un couvert, vint mettre fin à leur tête-à-tête et prendre part au festin. De cette grande journée pleine d’enseignements, il en est un au moins à retenir qui intéresse au plus haut chef l’art militaire, c’est que, tout le temps que nous aurons des Jeeps, nous n’aurons pas grand-chose à craindre des cavaliers ennemis.

Le cousin

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 27, avril 1950