La mort exemplaire du général Delestraint
Depuis sa prise en charge du commandement de l’A.S., pourtant, “Vidal” était resté silencieux et devenu très prudent. Presque constamment à Lyon, au domicile de François Guillin notamment, il ne venait que rarement à Bourg, et prenait de grandes précautions pour écrire aux siens, ou même pour les retrouver. Une préparation soigneuse avait précédé son fatal voyage. André Lassagne, sous-inspecteur de l’A.S., pour la zone Sud et adjoint à Gastaldo pour le 2e bureau de l’état-major national, avait choisi pour son chef une identité neuve et solide (Duchêne, négociant en vins). Seule une trahison pouvait le perdre, et l’a effectivement perdu.
Arrêté à Paris le 9 juin 1943, au matin, le général Delestraint devait être hélas, aussitôt rejoint par son chef d’état-major et ami Gastaldo “Galibier” qui, sous l’identité du professeur Garin fut, lui aussi, arrêté à Paris, au métro de la rue de la Pompe.
L’œuvre de constitution de l’A.S. était déjà si parfaite qu’il suffira à ceux qui relèveront l’épée, de continuer dans la voie tracée, de maintenir et d’amplifier pour parvenir à la victorieuse éclosion des F.F.I. Ceux-ci, d’après le général Eisenhower, remplaceront 15 divisions alliées, et permettront le plein succès du débarquement de Normandie et de celui de Saint-Raphaël.
9 juin 1943 ! Tout avait déjà été prévu, mis en route. Les atterrissages et des départs des Hudson ou des Lysander sur des terrains reconnus, acceptés, homologués et dénommés : Léontine (Jura) Junot, Marguerite, Aigle et Figue (Ain)… Les parachutages (dès l’automne 1942, avec également des terrains déjà homologués)… Le Maquis (Chougeat dès mars 1943 A.S. avec comme chef départemental, André Fornier dit Bob ou Virgile)… et ce ne sont là que quelques exemples de l’activité de R.I. On retrouve partout la même, dans chaque région.
9 juin 1943, ce fut pour le général Delestraint, Fresnes et la Villa de Neuilly où la Gestapo hébergeait ses hôtes de marque… Un jour, un jour affreux, notre chef fut mis – (ainsi qu’André Lassagne, arrêté à son tour à Caluire, chez le Dr Dugoujon) – en présence de celui qui reste pour nous “Max”, Jean Moulin, affreusement torturé, défiguré par la sinistre bande Bony-Lafont. C’était vers le 10 ou 12 juillet 1943, Max, détenu également à Neuilly, gisait sur une civière à l’avenue Foch ; il agonisait, méconnaissable… Les Allemands demandèrent au général s’il reconnaissait bien en lui “Max” le représentant direct du général de Gaulle…
… Ferme, dédaigneux, clouant au pilori les coupables, la voix du général Delestraint s’éleva alors : “Il m’est impossible de reconnaître Max dans l’homme que vous me présentez”.
Les bourreaux n’insistèrent pas.
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Ce fut au début de mars 1944 que le général Delestraint, avec ses amis Gastaldo et Lassagne et une soixantaine d’autres officiers français trop patriotes, partirent pour le sinistre camp de Neisweiller (le Struthof), situé en Alsace, sur une hauteur, non loin de Saverne. Ce camp d’extermination était spécialement réservé aux malheureux marqués des lettres « N.N. » en plus du triangle rouge qui désignait les déportés politiques : “N.N.” Nacht und Nebel “Nuit et brouillard” perte totale, disparition d’un être humain, évanouissement dans la nuit sans fin et dans l’enfer sans espérance.
Cette mesure avait fait l’objet d’un décret “Nacht und Nebel”, décret sadiquement fignolé et signé Keitel (7 décembre 1941). Il s’évoquera encore après la fin de la guerre, en son temps, comme une charge écrasante au procès de ce criminel de guerre (Document L-090, Procès des criminels de guerre de Nuremberg, tome XXXVII, page 570).
En mars, sur les hauteurs, bien souvent il neige et il gèle en Alsace. C’était le cas en 1944. Cependant, sitôt franchie l’enceinte du camp, le général Delestraint et ses compagnons furent dépouillés de leurs vêtements, tondus, rasés, puis, vers 17 heures, jetés nus dans la neige, devant la porte du revier qui ne s’ouvrit que onze heures plus tard, vers les 4 heures du matin. Vingt-deux officiers, parmi les chefs de l’armée française étaient morts de froid durant la nuit…, soigneusement, méticuleusement, les bourreaux inscrivirent sur leurs fiches : mort par arrêt du cœur.
La vie effroyable, dans ces camps d’extermination a été trop souvent évoquée pour que nous voulions nous étendre longuement sur ce que durent subir nos amis et nos chefs : “C’était l’enfer”, me disait l’un d’eux, compagnon du général Delestraint ; l’enfer : coups de matraque, coups de pioche, atteignant sans arrêt ni raison ces larves vêtues d’un “rayé”, brisant les maxillaires, fêlant les os, déchirant les muscles épuisés par de surhumains efforts…
On pendait aussi beaucoup au Struthof où les potences attendaient en permanence… On pendait surtout le dimanche, et en musique naturellement, en prenant soin de faire durer le spectacle… Il advint même que le nœud coulant s’étant relâché, un malheureux dut, par deux fois, subir son agonie.
Tout ceci subsiste et subsistera dans les lieux, puisque Struthof, classé, sera conservé dans son horreur pour tenter de mettre à l’avenir les hommes en garde contre le mal. Il devrait également témoigner de la magnifique réaction qui fit du général Delestraint, au Struthof, comme à Dachau, le chef et l’apôtre de la Résistance.
Rien ne put l’avilir tant son âme rayonnait ; et, tandis que trop de ces damnés concentrationnaires, grelottants, affamés, ne pensaient qu’à la prolongation matérielle de leur existence, lui, dominant tout, demeurait le conseil, l’arbitre, le prêtre de cette religion que fut la Résistance.
“Que de fois”, me contait l’un des nôtres, “le voyions-nous tirer furtivement de dessous son vêtement de bagnard, un légume nécessaire à celui d’entre nous que menaçait le scorbut, ou un morceau de pain qui prolongeait le plus débile…”
Sa lucidité demeurait étonnante. Très vite il avait eu le souci de ce procès que préparait l’ennemi pour se défaire des chefs de l’A.S., en les traduisant devant le tribunal du Peuple. Profitant de ce que l’avance alliée obligeait alors à des replis concentrationnaires, le général Delestraint avait voulu la dissociation de l’équipe des chefs de cette A.S. Il resta lui-même volontairement à l’infirmerie de Struthof. Il s’arrachait ainsi l’ultime joie de la présence de ses amis pour qu’une chance leur fut donnée de vivre jusqu’à l’arrivée des Alliés… et avant que la méticuleuse ordonnance germanique ait réussi à les rassembler tous, pour un mortel procès.
Seul, le général Delestraint fut alors transféré à Dachau où, après quelque temps de bagne, le hasard lui réserva cependant un léger adoucissement. Il fut incorporé aux “prisonniers d’honneur” et donc, durant trop peu de temps, moins maltraité, et moins mal nourri.
Là, comme au Struthof, sa personnalité s’imposa aussitôt. À Dachau comme à Natzweiler, comme en France occupée ou non occupée, le général Delestraint rassemble aussitôt la Résistance… Là, comme ailleurs, il demeure toujours le chef, le seul chef national de cette armée française dont (en étroite coordination avec Max, et suivant les directives du général de Gaulle) il a tracé le nouveau plan, choisi les cadres, établi les liaisons, et si farouchement animé les militants.
Hélas ! l’ennemi savait tout cela, et mieux que nombre de Français qui paraissaient l’ignorer encore. Himmler avait nommément désigné le général Delestraint et ses principaux adjoints comme devant être abattus, avant l’arrivée des Alliés. Si quelques-uns de ceux-ci ont survécu, le chef ne fut point épargné.
Avant de sombrer dans leur spectaculaire et sanglant engloutissement, les maîtres du nazisme ont voulu porter un dernier coup à la France, et la priver aux heures délicates d’après la victoire – de l’autorité, des capacités et de l’expérience d’un Jean Moulin et d’un général Delestraint…
Nombreux sont les récits qui relatent plus ou moins exactement les derniers moments de notre chef… Il reste établi que l’ennemi n’aura pas pu lui voler sa mort, qu’il sût qu’il allait être abattu, laissant à tous les Français son dernier cri, comme une consigne : Vive de Gaulle ! Vive la France !
C’était sur le chemin qui mène au crématoire, à Dachau, très peu temps avant l’arrivée des Américains.
Et maintenant, que nous reste-t-il de lui ? Bien peu de choses. Car, hors quelques pièces indispensables (comme sa lettre de commandement, camouflée dans un terrain sis à Bourg, au Champ-de-Mars) quand la Gestapo s’en vint perquisitionner chez lui, elle ne manqua pas de s’emparer de tous ses écrits… Seul demeura, ayant échappé sans doute à la rafle, ce chiffon de papier quadrillé que j’ai sous les yeux en achevant d’écrire ces lignes. Ce n’est qu’une note, le condensé d’une pensée du général, de cet esprit entièrement tendu vers l’effort, le sacrifice et l’action.
Je la recopie textuellement :
III. – Me désapproprier de moi-même. Vivre intensément pour Dieu à qui je confie ma famille, tous ceux qui me sont le plus chers, pour ma patrie, pour mes frères.
III. – Vivre libre et joyeux, patient, en dépit de la botte allemande et de l’étouffement français.
III. – Être exact.
Ne contient-il pas cependant, ce carré de papier, le testament légué par notre chef national à tous les anciens de l’armée secrète ? Aux croyants et aux autres… Vivre intensément pour Dieu, pour un bien suprême, pour notre patrie, pour nos frères… Vivre libres, joyeux et patients en dépit de tout essai tyrannique ou de tout étouffement !
C’est aussi un programme.
Celui de la Résistance.
Celui de la France !
Marcelle Appleton
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 35, février 1951.