Le Triomphant

Le Triomphant

Le Triomphant

Le Triomphant (RFL).
Le Triomphant (RFL).

Depuis une semaine, le Triomphant avait appareillé de Freemantle à destination de Diégo-Suarez. Il convoyait un gros pétrolier américain, le Cedar-Mills et le cargo hollandais Jaca. Le vent s’était levé dans la journée. Jusque-là, le convoi filait ses 14 nœuds sur mer d’huile. Du ciel laiteux, la chaleur coulait comme un métal en fusion.

Gilly commandait le Triomphant. Avec son visage de corsaire, son snobisme et sa froideur affectée, c’était un ami charmant et un marin renommé.
Le croiseur léger français, l’un des quatre champions du monde de vitesse, consommait beaucoup de mazout. S’il allait vite, il n’allait pas loin. C’était bien gênant sur les espaces océaniques. Dans cette traversée, le Triomphant protégeait les deux bateaux marchands de ses canons mais le pétrolier, au huitième jour de mer, devait lui permettre de refaire le plein de ses soutes. Quand ils avaient voulu mazouter, le roulis les avait pris à contretemps et la manche avant avait été cassée. C’était le début d’une série noire Le Cedar-Mills n’avait pas de rechange. Ils décidèrent de faire un ravitaillement de fortune avec des manches à incendie. Mais par nuit sans lune, très obscure, la remorque cassa et le nouveau tuyau fut arraché. Il n’était pas question de repasser la remorque de nuit.
Au jour, le vent s’était levé, il n’y avait là rien de très alarmant. Puisque désormais le ravitaillement était impossible en mer, il ne restait qu’à mettre le cap sur Diego-Garcia, bien plus proche que Madagascar. Ce que fit le commandant. Mais la situation s’aggrava très vite. La brise fraîchissait à chaque minute.
Vers la fin du jour, le soleil disparut dans une lumière soufrée. Le vent continuait de tourner au sud, le baromètre descendait et la mer se creusait d’une façon inquiétante.
Gilly se trouvait devant une situation dramatique. Étant à court de mazout, s’il voulait atteindre Diego-Garcia, il lui fallait garder le cap actuel. Or, cela ne serait plus possible si le temps l’obligeait à prendre la cape. Il tenta longtemps de conserver la route du port hollandais mais les symptômes continuaient de s’accumuler. Le vent tournait au sud le baromètre précipitait sa pente et, dans la nuit d’encre, on ne pouvait voir tout près du bord que les chevelures luisantes d’écume que l’ouragan arrachait aux vagues.
Ce soir-là, le quartier-maître Keroff, du Triomphant, fit la chose la plus redoutable de sa carrière. Keroff était un bon vieux quartier-maître chauffeur que quinze ans de marine de guerre n’avaient pas encore pris au dépourvu. Son livret, vierge de punitions, attestait de sa valeur professionnelle comme de sa tenue. Il était chargé à bord, en particulier, de jauger chaque soir les réservoirs à mazout. Depuis l’avant-veille, le combustible était devenu précieux et il fallait en faire le compte précis de dépense. Aussi Keroff devait-il estimer la consommation plus souvent que d’habitude.
Occupation en soi banale, il suffisait de dévisser six écrous à oreille, de les rabattre, pour déboucher le couvercle des cales et y plonger la tige qui donnait le niveau. À la nuit tombante donc, le quartier-maître avait soulevé les panneaux et jaugé le mazout. La mer était déjà très grosse et des lames entières parcouraient le pont en abord des superstructures.
L’opération banale devenait une acrobatie. Une vague plus grosse souleva Keroff comme un fétu le porta à 10 mètres plus loin et, se déversant à la mer, le laissa comme un gros poisson dans le filet garde-corps. Keroff, à moitié assommé, revint pour visser les panneaux. Il le fit, inconscient, avec moins de précision que d’habitude. Cette négligence involontaire allait avoir des conséquences disproportionnées.
Vers 22 heures dans un coup de roulis plus fort, le bâtiment se coucha un instant sur la lame et la mer parcourut le pont de la teugue jusqu’à l’arrière. Le couvercle mal vissé de la soute quatre, on le sut plus tard, fut arraché et la soute presque vide s’emplit d’eau de mer. C’était chose grave. Déjà à court de combustible, le navire venait d’en perdre une grande fraction, Mais plus grave encore était le déséquilibre que le poids d’eau de mer venait d’apporter brusquement à bâbord. Sur la passerelle, le commandant, aveuglé par la nuit, par la tempête, n’évalua soudain la menace qu’à la gîte qu’accusait son bateau.
Gilly avait pris la cape par bâbord. Mais, pour ne pas rompre le silence radio, chose interdite en temps de guerre, il n’avait pas prévenu le pétrolier. Le Triomphant filait quatre nœuds, ses machines en avant lentes, dans une mer démontée. Couché par la lame suivante, il resta engagé.
Il faut être marin pour ressentir toute l’horreur du mot, Le navire est un être vivant. Il monte d’habitude avec audace à l’assaut des vagues, descend sans vertige dans les creux, reçoit de l’eau des gifles qui le font vibrer de proue en poupe et le couvrent d’embruns. Il roule bord sur bord, mais à chaque limite de son oscillation une énorme bourrade le remet debout, pour l’incliner l’instant d’après sur l’autre flanc. Cette danse porte en soi une espèce d’harmonie, une règle mathématique, celle qu’impose au bateau sa propre stabilité.
Et le voilà soudain couché sans qu’il ait reçu cette bourrade amie qui le remettait droit dans son chemin. Le marin, où qu’il soit à bord, est pris du coup d’un mortel malaise. Son navire n’est plus désormais un être plein de vie, il porte une maladie grave ; son corps s’est alourdi d’un terrible poids mort. Il est comme un nageur qui traînerait un boulet, il risque d’en mourir. On dit qu’il s’engage.
Le Triomphant venait d’engager. Vingt tonnes d’eau, brusquement embarquées à bâbord parce que le quartier maître Keroff, assommé par une lame, avait mal revisse le panneau de la soute à mazout numéro quatre, venaient de signer l’arrêt de mort du bâtiment.
Le reste de la nuit fut un cauchemar. Deux cent cinquante hommes luttaient pour leur vie au milieu du cyclone. L’obscurité ajoutait à l’horreur de ce combat. J’extrais quelques lignes du rapport de mer du commandant Gilly à partir du moment où son bâtiment avait engagé :
« À 22 h 30, le bâtiment donne un violent coup de roulis sur bâbord, ne se relève pas et reste engagé du côté du vent. Donné immédiatement l’ordre de redresser. Après dix minutes environ et afin de ne pas avoir toutes les superstructures arrachées par la mer je prends la cape par tribord. Vitesse un à deux nœuds. Le bâtiment gouverne mal et se couche violemment au roulis. La chaufferie arrière, envahie par la vapeur (évaporation d’eau salée sur les tuyautages), est intenable. Les auxiliaires sont stoppés. La chaudière est isolée, le compartiment évacué.
« À 22 h 40, je fais appeler le commandant en second sur la passerelle. Il est introuvable à bord. À ce moment le vent est passé au S.-S.-E. et a légèrement forcé (force 7). Le baromètre descend rapidement. Par suite de la bande et du roulis, désamorçages fréquents des pompes de circulation et des pompes à huile. La dynamo arrière, en fonction s’arrête. Passé sur la dynamo avant.
« À 23 heures, la bande s’est accentuée d’environ 5°. Donné ordre de redresser dans le minimum de temps par tous les moyens possibles.
« Incendie dans le Martiny-passerelle-machine avant. Téléphone en avarie. Liaisons coupées. Le bâtiment a maintenant une bande d’environ 25°.
« À 23 h 15, j’envoie l’enseigne de vaisseau de quart à la machine avant. Il doit renouveler mon ordre de redresser le bâtiment à tout prix. Il revient me prévenir que la bande provient très probablement de panneaux de soutes vides arrachés à bâbord, que le redressement est en cours, qu’il y a de l’eau dans les deux machines et la chaufferie en fonction, mais les pompes de cale fonctionnent et les éjecteurs sont mis en route quand nécessaire.
« À 23 h 50, cependant, la bande s’accentue, les pompes à huile se désamorcent, les dynamos déclenchent et ne peuvent être remises en route. L’éclairage de secours fonctionne normalement.
« 3 décembre. – À partir de 24 heures, les ventilateurs électriques des machines avant stoppés, la température monte dans les compartiments. La machine avant est devenue intenable et est évacuée à 1 h 50.
« À 2 h 10, l’ingénieur mécanicien de quart, muni de l’appareil Fenzy, redescend dans la machine avant pour isoler.
« La chaufferie avant et la machine arrière fonctionnent normalement.
« Vent de S.-E., force 8, mer 6 à 7. La bande moyenne est maintenant d’environ 30°.
« À 2 h 15, renvoyé l’enseigne de vaisseau de quart avec ordre de se faire rendre compte de la dernière ronde de sécurité. L’arrière signale rentrée d’eau importante au tunnel bâbord.
« Il revient un quart d’heure après. Tout est normal à l’avant et le compartiment arrière a été épuisé.
« À 2 h 30, deux hublots arrachés à bâbord avant et dans le poste d’équipage n°1. Voies d’eau immédiatement bouchées avec hamacs, puis paillets Colomès.
« À 3 h 30, vent S-S.-E., force 9, mer 6 à 7. Le baromètre remonte. Le bâtiment se redresse légèrement. À la suite des mouvements effectués, la bande est extrêmement lourde et le navire dérive plutôt qu’il ne fait route, avec une cape très arrivée.
« À 4 h 10, la bande s’accentue à nouveau de façon inquiétante.
« À 4 h 15, vent de S., force 10, mer 7. L’enseigne de vaisseau de quart assure une quatrième fois la liaison et remonte me rendre compte. L’eau a envahi la machine avant jusqu’au-dessus du parquet supérieur. La chaudière avant maintient difficilement la pression. Le niveau monte dans la cale. Il y a une voie d’eau importante dont on ne peut trouver l’origine, dans la tranche D, au poste d’équipage n° 3.
« À 4 h 15, la machine arrière est stoppée.
« À 4 h 35, bas les feux chaudière 1 (eau dans le mazout). Impossibilité de rallumer.
« Position S.-O.-S. à 5 heures du matin : 10° 45′ S. 83° 10′ E. ».
Le jour se leva qu’ils avaient cru ne jamais revoir. Leur dernier jour, car leur situation était désespérée. Dans la nuit très noire, ils avaient subi les coups sans les voir venir. L’aube restitua au cyclone sa plénitude redoutable.
Le Triomphant après le typhon (RFL).
Le Triomphant après le typhon (RFL).

Le Triomphant, couché sur l’eau, dérivait. Les crêtes des vagues gigantesques, tout près, étaient son seul horizon et le ciel, très bas, l’emprisonnait par le haut de ses masses violettes. Le pont bâbord était submergé, la teugue et la plage avaient engagées sous l’eau. L’équipage s’était porté d’instinct sur les radeaux de sauvetage, sauf quelques fatalistes qui s’étaient assis sur la coque, à l’arrière.

Le commandant avait cru pouvoir imaginer le pire. Pourtant le vent forçait encore. Gilly jugea que son bâtiment était perdu. Il donna l’ordre aux hommes de quart sur la passerelle de capeler leurs ceintures de sauvetage et de gagner la plage avant. Jamais mot ne fut plus juste, il fallait bien la gagner, avec une bande de 50°. Il était plus facile de marcher sur les cloisons que sur le plancher. Le rapport de mer est poignant :
« Dans le petit jour glauque, la visibilité est presque nulle. La mer est blanche et fume. Le bâtiment est couché sur l’eau, complètement capelé de l’avant à l’arrière par les vagues. La gorge serrée, les hommes entonnent La Marseillaise. La scène ne manque pas d’une tragique grandeur ».
Mais le rapport de mer omet une chose que je devais apprendre plus tard. Au moment où il était resté seul sur la passerelle, croyant que son navire aller couler bientôt, Gilly s’était attaché à la barre, après avoir enroulé son torse, sous le veston, dans le pavillon Français.
Le bateau, gisant sur le côté, refusa de couler. Quelques espaces d’air coincés entre les tôles, firent le miracle. Le vent ne siffla plus dans la mâture penchée sur la houle, la mer renonça à s’acharner contre l’épave. Les hommes épars sur les radeaux et sur la coque vinrent se regrouper étonnés, auprès de leur chef. Le navire avait payé son tribut, on ne revit jamais le capitaine de frégate Bourgine, commandant en second, ni Pontivy, le docteur du bord. La mer les avait ravis sans témoin.
Et avec de petits seaux en bois, tout ce qu’il restait, les marins commencèrent de vider, un par un, les compartiments envahis. Il y fallut trois jours.

Extrait de Marin de métier, pilote de fortune, du capitaine de vaisseau Jubelin
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 53, décembre 1952.