Leclerc à Dachau

Leclerc à Dachau

Leclerc à Dachau

En approchant de Munich, la 2e DB commence […] à trouver sur sa route des individus hagards, d’une extrême maigreur. Ils racontent avoir échappé à Dachau ou à l’un de ses kommandos annexes. Voulant en savoir plus, Leclerc demande le 2 mai à Répiton-Préneuf, Valence, Châtel et Kaspereit de se rendre au camp de concentration. Leur récit a bien du mal à restituer l’horreur des lieux. Aussi affligé que révulsé, le général ordonne sur-le-champ de prêter secours aux compatriotes retenus prisonniers. Mais son âme de chrétien ne peut s’en satisfaire. Il lui faut comprendre l’indifférence des populations alentours. Le matin du 4 mai1, il insiste donc pour se rendre à la messe dans la ville même de Dachau. La cérémonie terminée, il harponne le curé devant le chœur et, par le biais de son interprète, le somme de lui expliquer comment il a pu tolérer pareilles horreurs à une lieue de sa paroisse. Mais l’ecclésiastique jure ses grands dieux qu’il ignorait tout.
– Vous osez me dire que vous ne saviez pas ? Et la fumée alors2?
Le curé n’en démord pas. « Insensé ! Insensé ! » grogne le général en revenant à sa voiture.
[…] Le révérend-père Michel Riquet […], le 10 mai, vient évoquer sa déportation. Depuis leur libération, ses quelque cinq mille compatriotes de Dachau et de l’annexe d’Allach n’ont eu de cesse de dénoncer la dégradation de leurs conditions de vie. Alors que les Américains maintiennent une quarantaine intransigeante en raison du typhus, la mortalité est pire qu’avant la libération et les cadavres s’accumulent depuis l’arrêt des crématoires. Emmenés par Edmond Michelet, les Français « ont l’impression d’être abandonnés à eux-mêmes, livrés à des visiteurs étrangers souvent plus curieux qu’efficaces » et pensent avoir « droit à une sollicitude particulière, notamment les résistants authentiques qui se trouvent parmi eux3 ».
Le 11 mai, Leclerc tente de les rassurer : « Actuellement, écrit-il à Michelet, tous les efforts possibles sont faits et des résultats importants sont sur le point d’être obtenus : sortie de nombreux internés français, mise à part des autres. Des camions de la division sont tenus prêts pour assurer leur transport. J’aurais voulu venir vous voir moi-même mais les circonstances ne me le permettent pas pour l’instant. Encore une fois, nous travaillons sans cesse pour vous, à bientôt4. »
Le général ne ment pas : le lendemain, il fait un rapide aller-retour à Paris pour remettre à de Gaulle un rapport sur Dachau où il se rend lui-même le 18. En prévision de sa visite, Michelet a prié « les chefs de bâtiments de vouloir bien rassembler leurs hommes aujourd’hui, par rang de 10, devant le bâtiment 14 pour 14 heures. Le général Leclerc, commandant de la 2e division blindée, le héros d’Afrique et de la campagne de France, tient à saluer tous nos compatriotes et la part du général de Gaulle5 ». Ses pérégrinations en Afrique et surtout en France lui ont déjà conféré une grande renommée parmi les déportés à l’affût de la moindre nouvelle. Le bulletin quotidien du comité français a ainsi rapporté sa récente conquête de Berchtesgaden où certains de ses officiers se sont amusés à raconter qu’il avait dormi dans le lit de Hitler, « mais, ont-ils précisé, on avait changé les draps6 ».
Devant ses compatriotes les plus valides, rassemblés sur la place d’appel, le général délivre un discours simple et direct :
– J’ai rarement été aussi ému qu’aujourd’hui bien que mon séjour en Allemagne m’en ait procuré de nombreuses occasions. Je vous comprends. Nous avons lutté pour la même cause, nous sommes passés par les mêmes phases : éloignés les uns et les autres de France, sans nouvelles des nôtres, la souffrance a été glorieuse pour nous, dure et humiliante pour vous. […] Votre souffrance dans le silence vous confère plus de mérite qu’à nous qui étions soulevés par l’enthousiasme7.
Leclerc promet un retour rapide : « Nous ferons pour vous avec la même ardeur ce que nous avons fait pour la France. » Mais quand il annonce un délai de quelques jours à quelques semaines, l’assistance grogne. Un des déportés s’avance même et menace de forcer le barrage américain avec les armes subtilisées aux SS. Leclerc n’est pas du genre à faire des promesses de Gascon. Il sait que pareille évacuation nécessite une logistique que sa seule division ne peut fournir. Le maximum qu’il puisse faire est de ravitailler le camp comme des dizaines de ses camions l’ont déjà fait à la barbe des Américains. Il ne voile pas non plus aux déportés les difficultés qui les attendent à leur retour :
– Vous allez trouver une France affaiblie, aux prises avec des difficultés morales et politiques. Vous travaillerez pour la refaire, n’est-ce pas ?
Cette fois, l’assistance l’approuve massivement. Et Leclerc de citer sa division en exemple :
– Ne croyez pas que la France est dégénérée. J’ai eu affaire depuis quatre ans à des Français de tous caractères et de toutes régions. Dans la bataille, ils ont manifesté une énergie égale à leurs ancêtres. […] Ne rougissez point d’être Français. La France compte sur vous : elle a besoin d’hommes mûris par la souffrance, d’hommes qui ont lutté.
Le général se rend ensuite dans le kommando annexe d’Allach où plus de mille Français attendent eux aussi de rentrer au pays. Après un discours de la même teneur qu’à Dachau, une Marseillaise démarre, reprise dans toutes les langues. Leclerc passe en revue les déportés alignés sur deux rangs avant de rendre visite aux malades qui n’ont pu se déplacer. Il tiendra parole en mettant tout en œuvre pour améliorer la vie de ses compatriotes. Mais c’est de Lattre, aux moyens nettement supérieurs, qui, dans les jours suivants, négociera avec les Américains et organisera, avec une belle efficacité, l’évacuation vers les îles de Mainau et Reichenau. Pour autant, Michelet sera toujours reconnaissant au commandant de la 2e DB de l’aide apportée : « Je me fais l’interprète [des déportés français] en vous exprimant leur gratitude pour la sollicitude et la sympathie active que vous leur avez témoignées depuis leur libération. Je ne manquerai pas de dire, dès mon retour à Paris, de quel réconfort, matériel et moral, nous a été l’appui de la 2e DB8. »

Document
Jean-Christophe Notin, Leclerc, Paris, Perrin, 2005, pp. 327 et 334. 1) La date n’est pas certaine. Il pourrait également s’agir du 3 mai (note de l’auteur).
2) Témoignage de Guy de Valence recueilli par l’auteur (note de l’auteur).
3) « Rapport sur la situation des Français, anciens internés, au camp de Dachau en date du 8 mai1945 », reproduit en annexe du livre de Joseph Rovan, Contes de Dachau, Seuil, 1993 (note de l’auteur).
4) Centre Edmond Michelet, D197 – Lettre du général Leclerc à Edmond Michelet, 11 mai 1945 (note de l’auteur).
5) Centre Edmond Michelet, D164/2 – Note n° 7 du 18 mai 1945 signée Edmond Michelet (note de l’auteur).
6) Centre Edmond Michelet, D164 – Bulletin quotidien d’informations du comité français, 7 mai 1945 (note de l’auteur).
7) Centre Edmond Michelet, D164 – Le récit de cette visite est inspiré du numéro spécial de La Quille, bulletin d’informations français, en date du 19 mai 1945 (note de l’auteur).
8) Musée général Leclerc de Hauteclocque et de la libération de Paris/Musée Jean Moulin, B.16 – Lettre d’Edmond Michelet au général Leclerc, 25 mai 1945 (note de l’auteur).