Les « fumistes » des FAFL

Les « fumistes » des FAFL

Les « fumistes » des FAFL

À Utah Beach, deux « fumistes »du Lorraine à gauche P. Lambermont et à droite J. Bernard) ont retrouvé le parachutiste qui, le jour J, était resté accroché au sommet de l'église fr Sainte-Mère-Église (coll. personnelle, RFL).
À Utah Beach, deux “fumistes” du Lorraine (à gauche P. Lambermont et à droite J. Bernard) ont retrouvé le parachutiste qui, le jour J, était resté accroché au sommet de l’église de Sainte-Mère-Église (coll. personnelle, RFL).

Un étrange pari

Le samedi 22 avril 1944, Hartford Bridge, un aérodrome situé à quelques kilomètres de Farnborough, le centre d’essais en vol britannique, est noyé dans le brouillard. Jour de repos pour les aviateurs de cette base, car ils sont spécialisés dans les attaques en plein jour au ras du sol ou à quelques 10.000 pieds d’altitude de petits objectifs bien déterminés : transformateurs électriques, batteries, PC allemands, rampes de lancement de VI en construction… Deux groupes équipés de Boston se partagent cette tâche : le 88, entièrement britannique et le 342 de la RAF, autrement dit le “Lorraine” dont les débuts remontent au Tchad, aux côtés de Leclerc.

“Le continent est isolé par le brouillard” annoncent en grosses lettres les quotidiens. Chacun reste pelotonné dans un fauteuil ou bien met de l’ordre dans sa chambrée… “On ne fera pas la guerre aujourd’hui !” Pourtant, à la heures, les haut-parleurs de l’aérodrome appellent : “Avis à tous les navigants… Rassemblement à 10 h 30 dans la grand hangar… Je répète : avis…”

Mac Donald, le group captain commandant la base s’y trouve déjà. À 10 h 45, une grosse voiture kaki émerge, phares allumés, de la purée de pois. Eisenhower, le chef suprême des forces alliées en descend. Il s’approche en levant les bras :

– Hello boys !… dit-il en invitant les aviateurs à faire cercle autour de lui. Je connais la valeur de vos équipages… Il faudra cependant multiplier vos efforts par dix !

– Ça sent le débarquement pour bientôt, murmure-t-on.

Le soir même, un feuillet de papier est placardé sur la porte du mess. On lit : “Pronostics pour le jour du débarquement. Les paris sont ouverts. Participation: un shilling. La somme recueillie sera versée au lendemain de l’ouverture du second front à la (ou les) personne qui en aura deviné la date exacte.” En post-scriptum : “Le général Eisenhower n’est pas autorisé à parier”.

Avril passe, puis mai. Rien. Pourtant l’accès des côtes sud de l’Angleterre est strictement interdit et, mesure sans précédent, ambassades et légations étrangères à Londres, sauf soviétique et américaine, se voient refuser l’autorisation d’envoyer des messages codés. Les protestations pleuvent au bureau de Churchill mais celui-ci passe outre.

Alerte

4 juin 1944. Le ciel est sale et couvert. Aucune opération n’est prévue pour la journée. À l’heure du thé, Mac Donald annonce :

“Messieurs, à partir de cette minute, notre base est en état d’alerte. Il est donc absolument interdit de quitter le terrain. Défense de téléphoner… le courrier sera censuré sur place. Quant aux équipages, je dois Pouvoir mettre la main sur eux à tout instant du jour et de la nuit. Les autres, mécanos, armuriers… vaqueront à leurs occupations habituelles. Personne n’a de question à poser ? Tout est bien compris ?”

Le téléphone est coupé, les “Spécial Police” patrouillent les abords du terrain. “Cette fois, ça y est !” mais il suffit de regarder le temps maussade pour commencer à douter.

Les mécanos cependant reçoivent l’ordre de peindre des bandes blanches sous les ailes et le fuselage des Boston. Lors des opérations du débarquement, ces bandes distingueront les amis des ennemis car les mitrailleurs de la DCA ont la détente facile ! Les fréquences radio aussi sont changées et de leur côté, les armuriers disposent des “pots à fumée” à l’intérieur des soutes à bombes…

De la fumée en pots

Le lundi 5 juin, dans la soirée, un ordre de bataille est affiché : 24 équipages y figurent en première urgence, 12 pour le squadron britannique 88 et 12 pour le “Lorraine”, l’exposé de la mission est fixé à une 1 heure du matin. L’effervescence est générale…

Quand les équipages se retrouvent, ils aperçoivent, collés sur le mur de la salle des “briefings” deux cartes avec des tracés différents. Près de celles-ci, un officier qu’on n’a jamais vu auparavant à Hartford discute avec les “huiles”… Lentement, il s’approche :

“lt’s the D-Day today…” C’est le jour J aujourd’hui. Et, brièvement, il explique quelle sera la participation du 88 ainsi que celle du « Lorraine » aux opérations qui vont se dérouler.

“Deux écrans de fumée seront étendus entre les flottes alliées – qui sont maintenant en route – et les défenses côtières de l’ennemi. Le 88 opérera pour le compte de la Royal Navy : le Warspite, le Rodney, le Ramifies, le Duke of York, etc. qui arriveront face à Arromanches… Vous, les Français, votre rôle sera de camoufler la flotte américaine au large de la presqu’île du Cotentin. De 10 en 10 minutes, par paire, vos avions étaleront leur écran de l’extrémité de l’île Saint-Marcouf à la pointe de Harfleur…” et il termine son exposé : “Peut-être même ne verrez-vous pas la côte tant elle sera pilonnée ! Je passe la parole à vos commandants de groupe respectifs.”

Michel Fourquet, le commandant du “Lorraine”, à 3 h 30 du matin, répète une dernière fois ses consignes : “Vous savez que la fumée que vous aller étendre est toxique. Aussi quand vous l’étalerez, ouvrez au maximum vos bouteilles d’oxygène, en vous assurant que vos masques collent au visage… l’écran, bien entendu, doit partir du niveau de la mer. Aussi, volez le plus bas qu’il vous sera possible…

Une dernière recommandation ; la Manche sera couverte d’embarcations de toutes sortes. Les radios feront bien d’emporter avec eux un bon stock de fusées afin de se faire identifier par les bateaux survolés…”

À 5 h 13, ce matin du «jour le plus long », Michel Fourquet, aux commandes de son Boston, décolle de Hartford Bridge. Moins d’une demi-minute après, son ailier le suit. Puis, de 10 en 10 minutes, les autres paires d’avions s’envolent. Ils suivent tous la même route, abordant la mer non loin de Hengisbury. Ils volent alors en frôlant les vagues. À perte de vue, c’est une forêt de cheminées, de mâts de navire et une multitude de ballons qui s’accrochent aux nuages.

Les avions filent plein gaz, chaque équipage va vivre une inoubliable aventure. Le Boston de Fourquet arrive près du but. Le ciel est zébré d’éclairs. l’horizon est illuminé par les lueurs des batteries allemandes qui tirent à toute volée. Il fait à peine jour. Les bateaux américains arrosent le Cotentin de leurs gros obus de 400… Le navigateur appuie sur le bouton du lance-bombes et miracle : une épaisse fumée blanchâtre s’étire dernière le Boston qui vole à plus de 450 à l’heure. Long de plusieurs kilomètres, l’écran, partant au ras des flots, masque aux Allemands la flotte américaine.

Dix minutes plus tard, deux autres avions du “Lorraine” vont le relayer. Ils se faufilent, pris entre deux feux, glissent au ras de la mer, au milieu d’énormes colonnes d’eau jaillissant de toutes parts.

À 6 h 47, le dernier Boston étale son écran. Les Américains peuvent débarquer.

7 h 40. Les avions sont de retour, un seul n’est pas rentré. Il a explosé tout près d’un destroyer américain. Immense gerbe de flammes vite étouffée par l’eau. Le sympathique équipage : Boissieux, Canut et Henson, Henson mi-Français mi-Britannique et qui jamais n’était venu en France, vient de disparaître. Canut, instituteur dans la midi, une heure avant de partir, avait réuni ses camarades de chambrée et leur avait dit : “Toi, tu prendras mon vélo. Voici ma chevalière aussi ; tu la remettras à ma famille…”

“T’es complètement fou !”

“Je suis sûr que je ne reviendrai pas” avait répliqué Canut avec son fort accent méridional…

Paul Lambermont

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 205, mars-avril 1974.