Des marins et des mules…, par Jacques Bauche

Des marins et des mules…, par Jacques Bauche

Des marins et des mules…, par Jacques Bauche

rognon1En 1941, la conjoncture militaire avait obligé les Britanniques à occuper par la force les États du Levant. La nécessité politique les avait poussé à mêler les Français Libres à cette opération.
Parmi ceux-ci se trouvaient de vieux baroudeurs comme les Légionnaires et les Marsouins, des durs à cuire comme les Artilleurs et les gens des Chars, des intrépides comme ceux du Génie et des Transmissions, mais il y avait aussi des Fusiliers-Marins.
Bien que certains d’entre eux aient déjà participé à une petite partie de la campagne du Gabon en aidant à prendre dans la forêt un certain village appelé Lambaréné, les Fusiliers-Marins ne formaient pas, et de loin, une troupe éprouvée à toutes les surprises d’une bataille sur la terre ferme.
Ils se trouvaient étouffés à la fois par leur bonne volonté, la nouveauté de la situation et l’abondance des problèmes inattendus qui se pressaient en rangs serrés au guichet de leur inexpérience.
rognon2Au début de cette campagne de Syrie, un groupe de combat des Fusiliers-Marins rattaché directement au quartier général du Corps Expéditionnaire, fut un jour envoyé reconnaître une piste latérale à l’axe principal de progression vers Damas.
Du haut de leur camion, les matelots émerveillés découvraient l’étendue de sable et de cactus qui s’allongeait jusqu’aux pieds de collines lointaines. Et, puis, brusquement, à la sortie d’un lacet de la piste, ils tombèrent nez à nez sur un détachement adverse.Les matelots bondirent de leur véhicule, maîtrisèrent les forces opposantes et firent parvenir au quartier général un triomphal bulletin de victoire : « Avons fait 28 prisonniers dont 25 mulets ».
Compréhensif, le Général Le Gentilhomme fit répondre : « Bravo pour première victoire navale des Fusiliers-Marins – Stop – Gardez animaux – Stop – Envoyez muletiers ».
rognon3Les trois braves Sénégalais qui ne comprenaient absolument pas pourquoi des amis Français les faisaient prisonniers prirent avec philosophie le chemin de la captivité, et les ennuis des Fusiliers-Marins commencèrent.
Il faut vous dire qu’entre mules et marins, il existe depuis Colbert plus d’une incompatibilité d’humeur, une véritable allergie. Ces deux races d’animaux ne peuvent en aucun cas se tolérer et il s’ensuit toujours de graves ennuis pour l’une et l’autre lorsqu’elles sont contraintes à la coexistence.
Comme les mules avaient refusé d’embarquer dans le camion, les Fusiliers-Marins furent obligés de marcher à leur côté. Or, faire marcher un marin, c’est aussi difficile que faire nager un Targui. En outre, ces quadrupèdes devaient provenir du Caucase et aucun des matelots de ce groupe ne savait dire « Hue » en caucasien, ce qui n’arrangeait pas les choses.
Bientôt arriva l’heure du déjeuner sans qu’on ait parcouru beaucoup de chemin. Les gradés, saisis par l’angoisse, se demandaient ce que pouvait bien manger leur encombrante prise de guerre. Refusant tour à tour avec mauvaise humeur le corned-beef, la confiture et le chewing-gum que les marins leurs présentaient, ces sales bêtes étaient de plus en plus énervées, de plus en plus odieuses et de plus en plus malodorantes.
Un nuage de mouches environnait le détachement « Marino-Mulo-Mobile » et un groupe de gosses arabes sorti d’on ne sait où formait le cercle en braillant et en rigolant comme s’il était au cirque.
Épuisée, vexée et furieuse de son équipée, la « Free French Naval Brèle Force » rejoignit dans la soirée le gros du Corps Expéditionnaire en jurant bien qu’à l’avenir on ne ferait que des prisonniers de qualité, autant que possible bipèdes.
(Illustrations de Robert Rognon)
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 200, mars-avril 1973.