Le matelot de service (suite)

Le matelot de service (suite)

Le matelot de service (suite)

À peine sorti de son trou de Bir-Hakeim, le matelot de service s’en vint échouer à l’hôpital. Et, comme de coutume il y médite.

À l’hôpital

Revue de la France LibreJe repris mes esprits… Au-dessus de ma tête une feuille « thermomètre » accusait six « sondages » à résultat positif. J’étais dans les « paravents » depuis trois jours, et j’en commençais un quatrième.
La raison : une descente d’estomac et du palud attrapé d’une façon parfaitement régulière.
À ma droite, un Australien attendait avec impatience mon réveil. Il voulait me dire que mon prédécesseur était mort dans ce lit et cela l’ennuyait un peu. Cette confidence me fût livrée en même temps que la clé de charades et recettes à partir desquelles tout malade sait d’avance, ce qui l’attend, lui et ceux qui l’entourent. Mes paravents protecteurs signifiaient que j’étais catalogué comme foutu.
Un colonel, deux majors, trois ou quatre infirmières gravement alignés en candélabre autour d’un lit, voulait dire : demain on enterrera un pauvre type. Un pyjama à brandebourgs, une paire de chaussons bleus, la cravate rouge, cela, me dit mon Australien, c’est du départ bientôt pour celui qui les portent. Voyez comme c’est simple. Tout est ici parfaitement réglé, cravates, pickles, thermomètres, coiffeur ; un type qui oublie de respirer, un lit qui se vide, un bonhomme neuf qui s’amène, le coup des paravents…
On m’enleva les miens le lendemain.
Un vieil Anglais superbement antipathique était à ma gauche. Une dysenterie amibienne assez perfide ne l’avait pas amélioré. Cette dysenterie m’a toujours paru se réveiller quand passaient à proximité, gens suffisamment chevronnés qui, par vocation, étaient objet de magnifiques salutations grimaçantes de la part de son honorable voisin.
En face se trouvait un Écossais. Celui-là jouait des airs de mirliton sur des feuilles de papier hygiénique. On pouvait aussi décompter une dizaine de têtes sans personnalité, deux ou trois « paravents », cinq à six lits qui attendent des pensionnaires, une quinzaine de cas en voie de guérison et, à l’extrémité de la salle, un nègre.
« Betty », le bon ange, et « le Dragon », l’ange maudit, se dévouaient pour nous. Elles étaient nos infirmières en titre.
La délicieuse Betty était Irlandaise. Je l’aimais beaucoup, trop même sans doute au goût de mon vis-à-vis d’Écossais, car il inventa une chanson, reprise par ceux qui avaient le droit de sortir plus que la tête des draps, où il n’était question que de cette douce Betty et du French Marine. Ils m’avaient ainsi surnommé.
De Betty, j’acceptais tout, jusqu’aux pires inventions de sa pharmacie et j’avalais avec un sourire délicieusement charmant, la couleuvre de caoutchouc qu’elle m’enfonçait dans le gosier deux fois par jour, alors que c’était tout simplement horrible. C’est de cette façon pourtant qu’elle me remonta l’estomac.
*
À compter de ce moment je reçus ordre de quitter le lit très tôt, pour faire des séances interminables de chaise longue dans le jardin, loin bien sûr des supplices de Betty, mais…
C’est là, dans des bosquets de lauriers roses, que sous les orangers en fleurs, je lisais Werther, là que j’écoutais la petite musique de nuit de Mozart…, là que l’Écossais, mon vis-à-vis, vint troubler ma douce quiétude.
– Venez vite, Johny est en train de mourir et vous réclame.
Johny était le nègre du fond de la salle, un « bon noir » de chez nous. Il avait nul ne savait quoi. Faute de ce savoir, tout l’hôpital s’entendait je crois, pour penser qu’il lui fallait passer de vie à trépas, personne ne voyant d’autre compromis possible, pour avoir raison de cette maladie excentrique.
Johny, qui d’ailleurs s’appelait Esamba, n’était pas de cet avis.
Toi y’en a le bon blanc, me dit-il, je sais…
« Moi y’en a crever, moi foutu, eux savent pas guérir…
«Y’en a donné pharmacie pas bon, eux pas connaître maladie…
« Vas chercher Bakakou…, lui sorcier du village pour moi… lui connaître guérir… Bakakou, salle 10…
Bakakou bien sûr pensait comme Esamba. Il fallait pour cela envoyer mon Français libre de tirailleur à l’abri complaisant des arbres au jardin.
L’Australien et l’Écossais, en vieux frères d’armes, m’aidèrent à transporter Johny sous un eucalyptus et ce fût entre le sorcier et nous, un affreux marchandage.
Nous voulions voir, bien entendu, ce qui se passerait. Bakakou, en sorcier du diable qu’il était ne voulait rien entendre. Le brave Johny semblait, lui, s’en foudre éperdument. Nous restâmes.
Ah ! mon Dieu, quelle histoire !
Le sorcier taillada Esamba des pieds à la tête, à petits coups avec une vieille lame de rasoir et sur les plaies, lui passa du poivre. Le pauvre Esamba pissait le sang par tous les pores, sans se départir d’un calme, que nous, pauvres blancs, avions perdu depuis longtemps.
On le précipite au lit sous les regards terrorisés des autres malades.
La sieste finie, « le Dragon » ce cher Dragon, qui m’aimait à peu près comme un chat aime un chien, fit son entrée dans la salle, à grand déploiement d’« How are you, Boys », auxquels répondaient de timides «Well, sister ».
Revue de la France LibreJohny ronflait comme un bienheureux, sous des draps devenus de pourpre. À ce spectacle, notre Dragon faillit éclater d’horreur et de saisissement.
– On a tué Johny, Boys, qui a saigné Johny. Dear Johny, poor boy… quelle affaire !
Je pensais… ah oui, vieux chameau quelle affaire !… tu as raison… avec une histoire pareille, tu n’as qu’à faire tes valises, si Johny crève, nous ne perdrons pas tout.
Johny, le soir même réclama du riz, trois jours après, il sortait de l’hôpital, me bénissant et nous portant tous trois Australien, Écossais et French Marine, au rang de grand chef quelque part dans sa brousse.
J’ai alors dit adieu aux collines de Judée et à la Samarie. À bord d’un camion qui n’écrasa qu’un âne, un marchand de « gazouze » et deux ou trois petites choses insignifiantes, j’ai gagné Beyrouth.
Le matelot de service
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 36, mars 1951.