Normandie-Niémen, par Joseph Risso

Normandie-Niémen, par Joseph Risso

Normandie-Niémen, par Joseph Risso

D’Orel à Toula

Nouveau bond en avant, ce sera le dernier de cette première campagne, vers Sloboda située au sud de Smolensk. Un regard sur la carte nous montre que nous avons parcouru 300 kilomètres en… six mois. Depuis Orel, au sacrifice de 12 pilotes – dix tués ou disparus en combat, deux blessés graves, «Normandie» inscrit 42 nouvelles victoires. L’effectif valide baisse dangereusement. Tous les groupes sont exsangues, le 181 de la Garde a terriblement souffert. De part et d’autre, on s’essouffle. Que nous réserve l’hiver qui déjà s’annonce, les premiers flocons de neige font leur apparition. Le 6 novembre, c’est l’embarquement pour… Toula, à 200 kilomètres au sud de Moscou, pour un repos mérité. Fier de ses 72 victoires, le groupe prend ses quartiers d’hiver, certain que le vide laissé par la perte de 23 de ses pilotes sera rapidement comblé.

Installée dans la nouvelle aérogare de Toula, «Normandie» croît rapidement, au-delà de nos espérances. En effet, 52 pilotes viennent se joindre aux anciens, dont le capitaine Delfino qui deviendra plus tard le commandant du groupe en décembre 1944. Entraînement intensif : nous déplorons trois tués et quelques accidents mineurs.

Notre ami Schick, interprète, sacrifie une permission en Égypte pour devenir pilote de chasse. Cas rare, sinon unique, il participe à toute la deuxième campagne sans jamais demander l’homologation de son brevet, oubliées toutes les tracasseries administratives. Les Yak’s suivent l’arrivée des pilotes. Nouveauté, certains avions sont dotés d’un canon de 37 mm! Pour l’installation de cette arme qui remplace le canon habituel de 20 mm, le constructeur Yakholiev a repoussé le poste de pilotage vers l’arrière, supprimant le baquet occupé à certaines occasions par le mécanicien.

Vers le 20 mai 1944, la venue de nombreuses autorités laisse présager un départ imminent. La fièvre gagne le groupe. Ceux qu’attiraient les lumières de la ville font leurs adieux dans un torrent de larmes. Dans cette ambiance agitée, l’humour ne perd pas ses droits, preuve cette note que tout un chacun peut lire à distance tant les caractères attirent l’œil : «Échange Yak 9, tout neuf, contre machine à écrire même usagée.»

La Bérésina… un siècle après

Le 26 mai, c’est l’envolée des quatre escadrilles pour le terrain de Doubrovka, situé à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Smolensk. Plus de doute, nous marchons sur les traces des Grognards de la Grande Armée. À quelque temps de là, nous franchissons la Bérésina mais dans des conditions autrement agréables.

Quatre escadrilles! La vie s’organise, oh combien différente de celle que connurent les anciens. Le front est calme, d’un calme plat, si bien que les isbas qui abritent les escadrilles se transforment en tripot. C’est la valse des roubles et des kopecks, devenus sans objet. Quelques rares avions de reconnaissance ennemis se risquent à des survols nocturnes, ce qui a pour effet d’agacer notre chef, le général Zakharov, qui décide d’intervenir. Ancien de la chasse de nuit, ce privilège me revient. Faisant remarquer au général l’inexistence d’un quelconque équipement autorisant ce genre d’exercice – le Yak ne dispose même pas d’un horizon artificiel – d’un geste sec, il balaie l’objection : qu’à cela ne tienne! 45 minutes après le décollage, un grand feu d’essence sera allumé au PC de la division, situé à 10 kilomètres au sud du terrain, l’entrée de la piste sera balisée par un autre feu du même genre, mais plus léger. Ainsi dit, ainsi fut fait. Inutile de préciser le résultat de l’expérience, pourtant renouvelée en deux autres occasions. Enfin, le 3 juin, vers 6 heures du matin, un roulement continu secoue l’isba, roulement qui rappelle celui qui annonçait l’ouverture de la bataille d’Orel, voici presque un an. L’intense activité de l’aviation soviétique – dans notre seul secteur sont rassemblés 600 chasseurs Yak’s et la 5 et 400 Stormovik – ne laisse aucun doute quant à la fin de notre farniente. En moins de trois semaines, les troupes soviétiques s’enfoncent de plus de 200 kilomètres, laissant derrière elles une dizaine de milliers de soldats allemands réfugiés dans les bois et les forêts.

Malgré cette menace permanente sur les arrières, le commandement décide un mouvement vers l’avant, sur des terrains sommairement aménagés de manière à assurer au mieux la mission de support, cette avance foudroyante ayant mis l’aviation hors d’état de jouer correctement son rôle. Nous entrons en Lithuanie, le lendemain du 14 juillet 1944.

Ce déplacement coûte la vie de notre ami, le lieutenant de Seynes. Comme à l’habitude, chaque mécanicien prend place dans l’inconfortable baquet. De Seynes emmène le sien, Biélozoub, qu’il appelle familièrement «le philosophe». Quelques minutes après le décollage, de Seynes fait demi-tour, vraisemblablement victime d’une fuite d’essence. Sans doute, intoxiqué par les nocives vapeurs, il manque l’atterrissage. Au sol, chacun est conscient du drame, tant le comportement de l’appareil apparaît erratique. À tour de rôle, le commandant Delfino et Aguavélian, notre ingénieur-mécanicien, lui donne l’ordre, par radio, de sauter. Vainement. De Seynes amorce une seconde présentation, manque de nouveau l’atterrissage. L’avion se cabre exagérément, passe plusieurs fois sur le dos, dresse une dernière fois le nez dans le ciel, déclenche, pique droit vers le sol, s’écrase dans une horrible explosion. De Seynes et Bielozoub dorment désormais à jamais, côte à côte, dans le cimetière de Moscou.

La bataille d’Alitous

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Juin 1943 sur le front russe (région d’Orel). Le commandant Tulasne est entouré du sous-lieutenant Durand (à droite) et du capitaine Littolf-Kounine (à gauche) – Amicale des FAFL.

La bataille pour le franchissement du Niémen commence, elle ne dure que quelques jours, mais se révèle très âpre, les Allemands se défendent avec acharnement; la Prusse-Orientale n’est plus bien loin. Cette victoire du Niémen nous vaut d’être cités dans un «prikaz» du maréchal Staline. À compter de ce jour, 1er août 1944, notre régiment porte le nom de «Normandie-Niémen». Il compte 36 victoires aériennes, ce qui le place en deuxième position au palmarès des unités françaises, palmarès annexé au bulletin n° 1 en provenance de l’état-major d’Alger, dont la lecture nous laisse perplexe. Il commence par ces mots : «La chasse française a rouvert ses ailes; cette tâche dont elle était légitimement fière, elle l’a reprise», effaçant d’une plume oublieuse ceux de Grande-Bretagne, de Libye et de Russie!

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Marcel Albert, chef de la 1re escadrille. Plus de 150 sorties et 23 avions abattus. Il fut décoré de l’ordre du drapeau rouge (2e degré) et promu héros de l’Union soviétique (Amicale des FAFL).

Le 29 juillet, le régiment fait mouvement sur Alitous, situé sur une boucle du Niémen. L’offensive sur la Prusse-Orientale entre dans sa phase active. Enfin, chaque jour, nous survolons le territoire ennemi. Chacun pense déjà à la fin des hostilités. Hélas! Cette enclave allemande en Pologne demandera encore bien des sacrifices. Fort heureusement pour «Normandie-Niémen» arrivent les tous premiers Yak’s 3. Malgré quelques ennuis dus à sa jeunesse, le Yak3 se révèle très vite comme le chasseur idéal. Avec son moteur de 1350 chevaux, sa légèreté – il ne pèse que 2700 kg en ordre de vol – d’une maniabilité jusqu’ici inégalée, il fait merveille, semant la panique dans les rangs allemands qui croient se mesurer à son aîné, le Yak 1.

Qu’on en juge : pour protéger son dispositif mal engagé dans un combat contre un ennemi supérieur en nombre, notre ami Martin n’hésite pas un instant à attirer la meute des sept Messerschmitt 109 sur lui, grimpe à 7000 mètres en tenant son masque à oxygène dans sa main gauche, engage le combat, abat deux Me 109, dégage, rentre au terrain sans être inquiété. Son exploit est salué comme il se doit.