Le ralliement de Laurent-Champrosay

Le ralliement de Laurent-Champrosay

Le ralliement de Laurent-Champrosay

La réaction de Laurent-Champrosay et de ses hommes en A.O.F., par Léon Rouillon

Le 6 juillet 1940, dans l’après-midi, le brigadier trompette de la 31e batterie du 6e R.A.C. du camp de Bobo-Dioulasso (Haute-Volta) sonna le réveil de la sieste avec quelques minutes de retard.

Les cours, plantées de maigres arbres, étaient désertes et sous les vérandas des vieux bâtiments en banco, aucune agitation ne se manifesta, témoignant que le manquement aux usages avait été compris par les artilleurs…

Cependant, le planton du capitaine Laurent-Champrosay, un Mossi à la haute stature, se mit à courir de chambre en chambre, passant d’un bâtiment à l’autre en hurlant : « Y en a capitaine demander les Blancs tout de suite, toi faire vite. »

Et le battement de ses pieds nus sur les dalles scandait ses paroles qu’il hurlait, sur le même ton mineur, comme une mélopée.

Ce fut assez pour que chacun comprît qu’il se passait quelque chose de grave. L’inquiétude, qui nous hantait depuis plusieurs jours, se fit d’un coup plus violente et nous eûmes la sensation qu’un événement considérable faisait surgir dans nos vies un peu de mystère, un peu d’inconnu annonciateur de bouleversements. À sa voix, en effet, ce 6 juillet 1940, l’aventure allait pénétrer dans nos existences – et quelle aventure !

Chaque soir, réunis autour du poste radio, dernier luxe d’un camarade planteur devenu sous-officier, nous écoutions les tragiques communiqués qui consacraient l’abaissement du pays, sans croire à la catastrophe définitive, toujours confiants dans un miracle possible. C’est ainsi, dans un état de demi-ignorance et de vague optimisme que la nouvelle de l’armistice nous avait surpris et complètement abattus.

Alors, avait éclaté, soir après soir, la parole brutale et dure et virilement prometteuse qui, de la B.B.C., venait nous secouer et nous faire espérer…

Ce 6 juillet 1940, un samedi, nos longs et passionnés discours autour de la radio avaient été plus brefs, plus réticents. Quelques-uns des auditeurs avaient déjà conçu le projet de partir, de fuir le camp de Bobo si tranquille, si calme, si en dehors des agitations et des fièvres de l’heure, pour s’en aller vers le chef qui appelait et le servir.

Et précisément, ce samedi-là, dans la nuit, je devais tenter l’évasion vers la Gold Coast avec deux amis, ce pourquoi, sans doute, je n’étais pas sans inquiétude pour me rendre au rassemblement ordonné plus tôt qu’à l’accoutumée par mon capitaine. Le capitaine Laurent-Champrosay commandait la 31e batterie depuis le mois de janvier… Nullement conformiste, aucunement impressionné par les antécédents des individus, il commençait par les interroger, par prendre un contact direct avec eux pour tâcher de les connaître, puis partant du principe qu’il se devait d’abord de leur faire confiance, il les mettait à l’épreuve. Malheur à ceux qui trahissaient cette confiance!…

De taille élancée, mince, extrêmement élégant, d’une élégance nette faite non pas de recherches, mais d’un comportement naturel, il avait une allure énorme. Presque toujours habillé de blanc, botté, ganté, il représentait assez exactement l’image d’un seigneur.

Or, ce samedi 6 juillet 1940, ce capitaine, ce seigneur militaire, allait se révéler brusquement à nous comme un chef, comme le chef de guerre que l’on ne discute pas et que l’on suit partout où il lui plaît de vous conduire.

*

La porte du bureau, sous la véranda, était ouverte près de laquelle le chef comptable, un petit bonhomme à la moustache de chat et à la voix de fausset se tenait, gesticulant comme un coq dressé sur ses ergots et criant :

« Allons vite, pressons, dépêchez-vous, tas d’andouilles, le capitaine vous attend. »

Notre cohue se canalisa et, dans un ordre relatif, un par un, nous entrâmes, saluant d’un geste précis et nous glissant le plus loin possible de la table où figé, hiératique, la tête droite, le regard s’abaissant une seconde sur chacun des arrivants, le capitaine Laurent-Champrosay attendait.

Le dernier homme entré qui s’était tassé dans la foule près de la porte, il se fit un brusque silence et une immobilité totale paralysa l’assistance.

Notre supérieur, assis derrière son bureau, n’avait pas bougé…

Le silence dura quelques secondes, pareilles à une éternité et comme irréelles. Chacun retenait son souffle.

Alors, notre chef d’un lent mouvement de tête fit le tour de l’assemblée, laissant reposer sur chacun l’interrogation muette d’un regard qui vous sondait et vous pénétrait tout entier, cependant que d’un geste machinal, esquissé du bout des doigts, il manipulait de minuscules cartons verts posés bien en ordre devant lui.

Enfin, il parla de sa voix brève et impérieuse, aux sonorités rauques, étranglées sur les finales. On sentait qu’à cette minute l’homme atteignait aux sommets de la tension nerveuse mais aussi à la pleine possession, à l’absolue maîtrise de soi-même.

Il ne regardait et ne voyait personne.

« Ceux qui veulent me suivre pour se battre n’importe où pour le bien du pays, dit-il, je les mènerai, je les conduirai. Qu’ils restent dans cette pièce. Les autres peuvent sortir. »

Et il se tut. Croisant ses bras, il attendit fixant derechef l’assemblée, le buste se redressa, la tête rejetée en arrière vers le haut du fauteuil.

Le silence et l’immobilité se prolongèrent pendant un laps de temps qui parut interminable… Alors Champrosay, de sa voix montée au plus haut diapason, interrogea :

« Personne ne bouge ? Personne ne s’en va ? J’emmène donc tout le monde ? »

Et il éclata d’un rire bref.

Il y eut un flottement dans l’assistance et vite, très vite, comme honteux, un, puis deux, puis six des hommes qui étaient là, raidis et silencieux, sortirent des rangs, saluèrent et s’enfuirent par la porte.

L’atmosphère surtendue du bureau changea tout aussitôt. Toujours impénétrable et immobile, notre capitaine souriait. Quant à nous, le coeur gonflé d’une immense allégresse, nous nous regardions en riant, murmurant des « Mon vieux », des « Chic alors », des «Ça gaze »… Le capitaine Champrosay fit entendre un «Hum! Hum ! » très sec qui fit de nouveau régner le silence. Puis il se pencha sur son bureau… fixant droit dans les yeux celui d’entre nous qui était à ses côtés, il lui dit tout de go, brutalement, martelant ses mots, ponctuant chaque syllabe :

« Alors c’est bien entendu, vous êtes décidé à vous battre, vous êtes réellement décidé à me suivre ? » et la voix comme voilée d’une subite douceur : « Vous n’avez et n’aurez aucun regret ? »

Et la réponse partit nette, franche et sonna haut et clair dans la pièce silencieuse :

« Oui, Mon Capitaine, je veux me battre, je vous suivrai partout, je n’ai aucun regret. »

Et à chacun de nous, les mêmes questions furent posées, les mêmes ordres précis et minutieux furent donnés et les dix-sept Européens que nous étions, une heure après cette réunion, courions de droite et gauche dans le camp, nous empressant à charger les véhicules dans un débordement de cris et de chants, animés par une joie sauvage et presque folle.

*

Ainsi, grâce à notre capitaine, grâce à sa clairvoyance, grâce à son patriotisme, parce qu’il était un chef, nous allions pouvoir réaliser nos secrets désirs et, pour la mieux servir, nous allions fuir la France meurtrie et toute saignante des plaies de la drôle de guerre et du défaitisme.

Après ces jours de morne abattement vécus après l’armistice où nous sentions déjà rôder autour de nous la veulerie et l’attentisme des équipes dirigeantes de l’Empire, toutes prêtes pour les reniements, les abandons et les trahisons, nous, les artilleurs de Champrosay, nous allions avoir l’immense bonheur et le redoutable privilège de pouvoir servir, d’accomplir notre devoir, le Devoir…

C’était un sentiment de reconnaissance, d’affection et d’indéfectible confiance qui nous liait à notre capitaine par une adhésion totale et sans réserve…

Moteurs en route !

L’exil commençait qui devait, quatre années durant, nous promener par tant de pays au cours duquel notre chef devait accomplir tant de hauts faits mais dont il ne devait pas voir hélas ! la fin puisqu’il devait, à la veille du retour en France, tomber en héros pendant la campagne d’Italie.

Pendant quatre années, notre aventure allait se confondre avec celle de l’Armée française libre car le capitaine Laurent-Champrosay n’allait pas tarder à devenir le chef de son artillerie, en fondant peu après le 1er R.A.

Le 1er R.A., ce régiment formé d’éléments venus de tous les points du monde qui devait s’illustrer sur tous les champs de bataille de la France Combattante, de Keren à Massaoua, de Damas à Bir-Hakeim, de Takrouna au Garigliano pour finir à Belfort et à Menton !

Ce soir, l’aventure avait seulement commencé. Elle nous souriait, elle nous promettait le bonheur et la gloire – et peut-être la mort. Qu’importait !

À cette minute, nous étions libres, nous étions devenus des Français Libres.

Il suffisait.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965 (l’article reprend un passage du livre Les Compagnons du premier jour, couronné par l’Académie française, préfacé par le général Koenig).