Le sacrifice du matin
18-Juin 1941, premier anniversaire de la France Libre. La brusque chaleur du printemps anglais écrase le terrain. Les avions dans leurs alvéoles semblent de monstrueux insectes prêts à bondir sur leur proie. Allongés tout équipés dans l’herbe, les pilotes cherchent un peu de fraîcheur à l’ombre du « Dispersal ».
À North-Weald nous sommes quatre : Scitivaux, Labouchère, Fayolle et moi attachés au squadron 242 qui formons le gros des Forces aériennes françaises en opérations en Grande-Bretagne. En dehors de nous, Choron et Demozay, affectés à d’autres unités, complètent l’ordre de bataille de l’aviation française. Mouchotte et Maridor descendront d’Écosse quelques semaines plus tard avec le squadron 615, tous les autres étant encore dans les écoles de pilotage où ils rongent leurs freins, désespérés à l’idée que nous pourrions terminer la guerre sans eux.
Un avion de liaison venu sans bruit dans la torpeur brûlante finit de rouler en direction de nos baraques. L’hélice s’est immobilisée après un dernier éternuement et, suivies distraitement du regard par les pilotes du squadron, deux silhouettes minces se dégagent de la carlingue et viennent vers nous.
“Tiens, on dirait Pelleport“, fait Fayolle tout à coup, en voyant l’uniforme bleu sombre et la chevelure hirsute de l’un des arrivants. François ne se trompait pas, le sous-lieutenant de Pelleport venait nous annoncer que grâce à d’utiles relations et à force d’intrigues, il avait réussi à gagner quelques semaines sur les délais normaux d’apprentissage et serait affecté incessamment à notre squadron.
Premier au combat de la promotion, il devait aussi être le premier à payer cet honneur de sa vie. Moins d’un mois plus tard, le 10 août 1941, Pelleport se trouvait au terrain au moment où il arrivait l’ordre d’intercepter un convoi allemand près d’Ostende. L’un des pilotes désigné était au mess et une voiture partit en trombe l’y chercher. Mais quand il arriva, les avions avaient décollé. Pelleport, pour gagner quelques minutes avait pris sa place. Quelques minutes dans une guerre de six ans, mais dont le succès de l’attaque pouvait dépendre. Pelleport, ce jour-là, ne rentra pas.
Un an après, à Dieppe, c’est Fayolle qui disparaissait alors qu’il menait à l’ennemi la première vague d’assaut de l’aviation alliée. Le mois suivant, c’est Labouchère, qui, héroïquement, fait face, avec sa section, à un ennemi dix fois plus nombreux. Les avions dont il avait à assurer la garde rentreront indemnes ce jour-là, mais Labouchère et ses pilotes, eux, ne rentreront pas.
Les F.A.F.L. du début disparurent ainsi un à un et, au jour de la victoire, seuls survivants de ceux qui étaient l’aviation française libre au combat en 1941, le capitaine de corvette Scitivaux et le lieutenant Montbron étaient blessés et prisonniers et, moi-même, blessé à l’hôpital. Mais la France était libre et cette liberté ne valait-elle pas ce “Sacrifice du Matin” le plus pur de tous et le plus radieux ?
Colonel Bernard Dupérier
N.-B. – Le général de Bénouville a pris ces mots “Sacrifice du Matin” pour titre de son magnifique ouvrage sur la Résistance. Il les avait relevés dans une lettre adressée à Mme Louise de France, par Émile Clermont, qui écrivait quelques instants avant sa propre exécution :
“Que vous êtes heureuse de vous donner à Dieu si jeune ! Sacrifier ce que l’on ne connaît pas c’est faire plus que de sacrifier ce que l’on méprise parce qu’on le connaît. C’est le sacrifice du matin.”
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 32, novembre 1950.