Vers Tobrouk, par Louis Le Boucher

Vers Tobrouk, par Louis Le Boucher

Vers Tobrouk, par Louis Le Boucher

Chronique d’un ancien enseigne du Commandant Dominé

Le commandant (le capitaine de frégate Burin des Rosiers) me pria de passer le voir. Je saluai.
– « Bonjour ! Globule, asseyez-vous !
– Merci, Commandant.
– Je vous ai convoqué pour vous faire part de mes intentions. Voilà ! Nous retournons à Tobrouk dans quelques jours. C’est pas de la tarte ! On vient de nous envoyer un officier canonnier qui bégaye, même par temps sec ! C’est pas possible ! Vous le voyez donnant l’ordre d’ouvrir le feu sur des avions ? Nous serons tous morts avant qu’il ait terminé. A… A ! Al… Alerte ! Tri… tri… tri… tribord ! Non ! Ça ne colle pas. Impensable ! Complètement con ! Idiot, pour tout dire ! Alors, j’ai pensé à vous. Sérieux ! Du sang-froid. Beaucoup de sang-froid ! Si ! J’ai apprécié. Alors, demain à 8 heures, vous serez notre officier canonnier.
– Bien, Commandant ! Mais je ne connais rien au canon, rien du tout ! Et Tobrouk, c’est certain, ce n’est pas de la tarte !
– Aucune importance ! Vous avez le temps de vous instruire. Nous ne reviendrons pas à Tobrouk avant une semaine. Après-demain, nous ferons un exercice de tir : but flottant, remorqué. Vous êtes dynamique, plein d’idées ! Si ! Si ! J’ai apprécié. Du sang-froid ! Dans la guerre il n’y que ça de vrai. D’ailleurs, c’est un ordre. Exécution !
– Bien, Commandant ! A vos ordres, Commandant ! »
Le surlendemain, le bateau sortait d’Alexandrie. Sensiblement cap au nord. Là-bas, sur la droite, je reconnus un remorqueur avec son but, loin derrière. Pas si loin, en fin de compte et toute réflexion faite. La liaison radio fut établie. La distance prise, rapidement nous arrivions à sa hauteur.
– « Globule ! Rappelez aux postes de combat !
– Bien, Commandant. »
J’avais déjà sur la tête mon casque et le micro téléphonique qui me reliait aux 12 canons oerlikons de 20 millimètres à la pièce de 40, au poste central de tir, au radar, et à la pièce double de 102 millimètres, que nous avions depuis quelques jours. Un bijou, un vrai bijou. C’était le canon qui allait tirer. Il avait un système semi-automatique, c’est-à-dire que, dès l’obus rentré, la culasse se fermait automatiquement. Culasse fermée, le coup, non moins automatiquement, partait. Un progrès ! Les essais de transmissions vite expédiés, déjà Peter (probablement l’enseigne de vaisseau Chesnais Pierre, de Saint-Malo-Rocabey), du poste central, me donnait des distances.
« Et la dérive ? Eh, patate ! Ça vient.
Une seconde, vieux ! Dérive : 8 gauche !
Pièce arrière, affichez : hausse 3 200. Dérive 8 gauche !
Hausse 3 200. Dérive 8 gauche… Affiché. Bien ! Le but est le but, pas le remorqueur. C’est bien compris ?
– Oui, Lieutenant ! Le but c’est le but, pas le remorqueur. »
Le commandant me regardait.
– Alors, Chose ? Paré ? Allez-y !
– Oui, Commandant ! 102 Feu de salve.
– Attention !
– Paré !
– Feu ! »
Cela faisait un gros boum ! Tout le bateau tremblait. La pièce annonçait :
« Coup parti… Ames claires.»
Sur la passerelle supérieure, le commandant, l’officier en second, l’officier de quart, les veilleurs, tous nous regardions le but. Je louchai aussi, on ne sait jamais, vers le remorqueur ! Il fallait compter, en gros, quatre secondes comme durée de trajet des obus. Mais pas de chute, pas de gerbe. Il y avait un os quelque part ! Peter, insouciant comme toujours, irresponsable pour tout dire, aggravait son cas. Il continuait à donner des distances et des dérives. Mais il ajoutait, curieux, surpris :
– « Dis donc ! Je ne vois pas de gerbe sur l’écran radar. »
Le 40 millimètres, tous les oerlikons étaient silencieux. Le calme des vieilles troupes. Ne parler que quand on a quelque chose à dire, Et encore ! Hésiter et se taire ! Pourtant, à la pièce de 102, il devait se passer quelque chose.
– « Lieutenant ! La pièce est toujours dans l’axe. »
Effectivement ! Un coup d’oeil sur l’arrière.
Pas de doute ! Le mât de pavillon était légèrement à gauche du phare d’Alexandrie (pas celui que vous connaissez, un autre). Malheureusement, les deux tubes du canon étaient orientés exactement dans la même direction.
– « Commandant ! Je crois que j’ai oublié quelque chose. J’ai dû oublier de donner le gisement et les obus sont tombés sur la ville.
– Bon ! Faut pas s’affoler, du sang-froid ! Qu’est-ce que vous comptez faire ?
– Je vais dire : Alerte tribord ! Gisement 87. Faire reconnaître le but et…
– Bon, allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ? Nous perdons du temps ! »
Le tir recommença, se poursuivit sans incident. Ce n’était pas brillant, brillant. Mais convenable. Le commandant daigna sourire. «Vous voyez ! Pas sorcier, du sang-froid ! Faites rompre du poste de combat. »
Huit jours après, j’étais convoqué chez le commandant. Ce n’était pas une surprise. Je ne fus pas invité à m’asseoir ! « Comprends pas, complètement nul ! Totalement inconscient ! Bon à rien ! Vous avez failli nous tuer tous. Exercice à la con. Pas possible ! Vous ne savez pas qu’un canon c’est dangereux ? Des munitions de 20 mm, explosives encore plus ! Prenez immédiatement les arrêts ! Vous n’êtes plus canonnier. Rompez ! »
Effectivement. Le matin même : une idée à moi ! Exercice de tir sur la passerelle supérieure. Deux canons superposés sur la même fourche ! Au lieu d’un. Densité prévue : 1 200 coups-minute. C’étaient des Hispano Suiza. Une merveille de bricolage, avaient remarqué mes copains. Sensass ! Astucieux… avait ajouté le commandant. Si ! Si !
C’était pas sensass. Pas du tout. La fourche du support cassa net. Les deux canons se couchèrent. Du mauvais côté, bien sûr (loi de la tartine de beurre). Des dizaines d’obus partirent tout de même, en désordre, pour tout dire. Il y avait comme une lueur inquiète dans les yeux du quartier-maître canonnier. La passerelle fut criblée de trous. Des gros. La casquette du commandant ? Il n’était pas question de s’arrêter pour la repêcher. D’ailleurs, elle devait être en lambeaux. Complètement déchiquetée. Le commandant me regardait. Il y eut un silence ; profond.
Pour se remettre dans l’ambiance, il y avait une guerre à faire et à gagner. L’officier de quart ordonna un zigzag sur la gauche.
Les arrêts ne durèrent pas longtemps. Tobrouk venait de tomber aux mains des Allemands. Nous pensions aux camarades des destroyers du groupe d’escorte, qui devaient y être. Nous reçûmes l’ordre d’y aller voir.
«Tâter », comme aurait dit Jim.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 304, 4e trimestre 1998.