Voir dans la nuit

Voir dans la nuit

Voir dans la nuit

Par Bernard Citroën, président d’honneur des Forces Aériennes Françaises Libres

Le 4 juin 1944, à Londres, j’étais aux anges. Après dix mois d’entraînement sur bimoteur, j’allais enfin appartenir à une unité opérationnelle, le groupe de bombardement Lorraine, stationné à Hartford Bridge et commandé par le lieutenant-colonel Gorri (vrai nom Fourquet).

Le commandant Michel Fourquet (“Gorri”), chef du groupe de bombardement “Lorraine” du 15 mars au 6 novembre 1944 (RFL).

À l’état-major des FAFL, je retrouvai deux membres de mon futur équipage et trois autres équipages destinés aussi au “Lorraine”. Au chef de ce petit détachement, le capitaine Soufflet, je manifestai ma joie d’en avoir fini avec les écoles de la RAF et d’aller me battre, comme pilote d’un Boston.

« Patience, lieutenant Citroën, me dit Soufflet en riant, le débarquement n’a pas encore eu lieu, vous aurez le temps de vous battre. Il vous faut encore apprendre quelque chose : à voir dans la nuit. Vous n’échapperez pas au “Night Vision Course” de Bicester. Nous y resterons trois jours, du 5 au 8 juin. On vous montrera comment on distingue un objet dans le noir en ne le regardant pas en face. Nous partirons par le train demain après-midi. »

Les quatre équipages français arrivèrent à Bicester le 5 juin vers minuit. Le temps était franchement froid pour l’époque ; mais, comme nulle voiture ne nous attendait à la gare, nous nous sommes engagés à pied dans la campagne et nous avons marché jusqu’à la base aérienne. La nuit était assez claire, mais des nuages bas se poursuivaient en désordre au-dessus de nous. Un grondement de moteurs commençait à se faire entendre. Ce n’était pas celui des gros quadri- moteurs que nous connaissions bien. En scrutant le ciel, nous distinguâmes entre les nuages une foule d’avions moyens ou petits qui se dirigeaient lentement vers le sud. Chose étrange, ils semblaient voler par groupes de deux, mais le plus petit de chaque paire se tenait à une distance invariable derrière le plus grand. Alors nous avons compris qu’il s’agissait d’avions remorquant des planeurs ou trans- portant des parachutistes ; que le 6 juin serait le “D-Day”, que l’heure du débarquement allait enfin sonner.

Elle avait déjà sonné quand, au mess des officiers, à 7 heures du matin, nous écoutâmes les premiers communiqués des forces alliées : on se battait en Normandie, sur les plages, à l’intérieur des terres, dans les airs, opération militaire sans égale dans l’histoire.

Les cours de « vision de nuit » durèrent – si j’ose dire ! – trois jours. Nous passions les heures libres à écouter la radio. Les 6 et 7 juin, sur les plages de Normandie la bataille fit rage, mais le 8 juin la tête de pont semblait établie. Le “Lorraine” avait participé aux opérations du 6 juin (émission de fumée), perdant un avion.

Sur tous les fronts (Italie, Russie, etc.) la situation était bonne.

Je n’imaginais pas que dix semaines s’écouleraient avant que Paris soit libéré, et 11 mois avant que l’Allemagne capitule. C’est ainsi que j’eus le temps d’effectuer 75 missions de guerre, la plupart sur Boston, les dernières sur B25.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 287, 3e trimestre 1994.