Bir-Hakim vu par un combattant

Bir-Hakim vu par un combattant

Bir-Hakim vu par un combattant

Nous publions ci-dessous un récit de combattant sur la sortie de Bir-Hakim, extrait d’un charmant ouvrage écrit pour la jeunesse par notre ami M. Minost : « Histoire d’un petit Français, 1939-1942 ». Cet ouvrage a été édité au Caire, en 1943, par la société d’éditions française libre « Les Lettres françaises », qui fut fondée et dirigée avec autant de dévouement que d’intelligence et de talent par Mme Yvonne Vigneau.
Les bains ont été numérotés. Pendant qu’un garçon se frotte et se prélasse dans l’eau tiède, les autres bavardent pour eux-mêmes autour des citronnades. Maman et Jean-Pierre les écoutent.bir-hakim-combattant1
– Enfin, de l’eau ! et pas seulement pour boire !
– Ne te plains donc pas, dit Mourgues, de l’eau, on en a eu dès le 12 au matin et pour ainsi dire à volonté. J’ai pu me raser, me laver, j’ai même lavé mon linge !
– On en avait besoin. Avec le litre d’eau qu’on avait par jour à la fin !
– Et quelle chaleur ! et les tempêtes de sable !
– Oui, mais on n’en a jamais eu de si terribles que celle du 5 mai. Tu te souviens ? Le vent de sable était tellement épais qu’il était tout rouge. On aurait cru qu’il y avait le feu. Et il faisait tellement sombre qu’il fallait allumer la bougie dans la guitoune pour pouvoir lire.
– On est mieux ici que lorsqu’on était en plein dispositif fridolin dans la nuit du 10 juin !
– Ou seulement au cours de la nuit où je suis arrivé avec une petite colonne et où, de 10 heures du soir jusqu’à l’aube, nous avons tourné dans tous les sens sans trouver le camp !
– Ça faisait plaisir de pouvoir se désaltérer sans être observés par Artaban !
Les autres rient. « Qui ça, Artaban ? », demande Jean-Pierre.
– C’était un observateur boche qui venait régulièrement au-dessus de nous avant l’attaque, accompagné toujours de deux chasseurs. Il nous manquait quand il restait quelque temps sans venir repérer nos positions.
– N’empêche qu’il les a peut-être trop bien repérées !
– Et quel calme ici. Pas besoin d’ouvrir la bouche !
Les autres rient encore ; Jean-Pierre demande encore une explication :
– C’était au G.S.D. (Groupe sanitaire divisionnaire).
« Ça cognait très fort car c’étaient des gros que nous envoyaient les fridolins. Il y avait un copain qui se plaignait au major que les éclatements lui faisaient mal aux oreilles ; il croyait chaque fois que son tympan allait crever. Le commandant lui répondit : « Il faut bâiller », et lui explique pourquoi. Au même moment : flou-flou, en voilà un gros qui arrive et qui nous paraît destiné ; le copain ouvre la bouche tant qu’il peut ; et, bang ! l’obus éclate à 10 mètres et le copain reçoit une pelletée de sable dans la bouche grande ouverte. Toute sa provision d’eau de la journée y a passé !bir-hakim-combattant2
Les autres rient de plus belle ; Jean-Pierre aussi trouve ça très drôle, mais, maman, qui se refuse à voir là quelque chose de comique, détourne la conversation et essaie de leur faire comprendre avec discrétion que le monde entier a admiré leur résistance.
– Oh ! vous savez, on a eu de la chance. Surtout on a eu de la chance d’avoir un bon chef. Enfin ! il paraît qu’il fallait tenir ; on a tenu.
– Oui, dit Mourgues, et même je me souviens que le 10 au soir quand on nous a annoncé que nous quittions la position, je me suis dit que nous étions à bout, très fatigués : mais on nous aurait dit de tenir encore plusieurs jours, nous l’aurions fait.
Mourgues s’excuse. Il va aller maintenant chez sa marraine. Il est sûr qu’il va être accueilli avec joie par Mme G. et ses deux endiablées petites filles.
La conversation continue, mais les jeunes guerriers, comme toujours, aiment mieux évoquer leurs petites misères et leurs distractions que de parler de la bataille.
Le lendemain seulement, Étienne a consenti à faire pour ses parents et pour Jean-Pierre le récit de la tragique sortie de la nuit du 10 juin.
*
Ce matin-là du 10 juin, cela faisait 15 jours pleins que Bir-Hakim tenait et malgré tout, il faut bien l’avouer, en dépit de ce que Mourgues disait hier, on commençait à se dire que ça ne pourrait pas durer comme ça indéfiniment. Chaque jour les boches amenaient des canons de plus gros calibre. Maintenant il y avait des batteries qui nous tiraient dessus de tous les points de l’horizon. Et puis ces maudits Stuka commencent à nous visiter un peu trop. Depuis lundi c’est assez calme chez nous, mais les pauvres types du B.M.2, qu’est-ce qu’ils prennent !
« Bombes, obus, obus, bombes ; ça n’arrête pas. Et les mitrailleuses ! on les entend sans interruption depuis que la brume s’est levée vers 8 heures. On dirait que les Allemands se sont rapprochés et qu’ils sont au contact du champ de mines.
« Il fait chaud et deux litres d’eau pour la journée ce n’est pas beaucoup. Les gars du B.M.2 et de la Légion qui bavardent depuis le matin doivent avoir le gosier singulièrement sec.
« Le sergent nous a passé l’ordre à 4 heures. Il paraît qu’on sort de la position cette nuit. Il va y avoir du sport, mais on est content après tout. De tenir ici avec ces bombardements et l’impression d’être pris comme un rat dans un piège, ça commençait à devenir pénible et le résultat final n’apparaissait pas en rose. Enfin la brigade a tenu 15 jours au lieu de dix prévus. Décidément notre général est un type épatant. S’il a dit de sortir, c’est que ça réussira. Pour nous autres, soldats, c’est merveilleux de pouvoir se dire que le chef nous fait toujours combattre dans les conditions les plus favorables pour nous. Aussi, il peut être tranquille, notre général Kœnig. On tiendra le coup avec lui et pour lui ; jusqu’au bout.
« La nuit tombe : quel spectacle ! partout des véhicules qui brûlent. Oh ! les avions. On dirait qu’il y en a beaucoup. 12, 24, 48. Ah ! les salauds ! Planquons-nous. Ça n’arrêtera donc pas. Le capitaine qui arrive du P.C. nous dit qu’il y avait 120 Stuka. Ces messieurs nous soignent. Pourtant nos 75 tirent encore. Il y a une batterie à notre gauche où il ne reste qu’un canon en état. Il tire dans tous les sens l’un après l’autre.bir-hakim-combattant3
« On vient de passer deux heures à tout démolir. Il ne faut rien laisser pour les boches. Ça m’a fait de la peine de lacérer ma toile de tente. Depuis le début de la campagne qu’elle m’abrite, on était devenu des copains.
« Il est 10 heures, il n’y a pas de lune. La nuit est belle et calme ; plus pour longtemps. Le bataillon est rassemblé devant le fort. Pas de bruit : c’est la consigne. Les moteurs marchent au ralenti et interdiction de fumer. On descend des camions. Un passage a été ouvert dans les champs de mines. Nous allons passer à pied et attaquer les postes ennemis pour permettre aux véhicules de passer c’est un peu comme du football américain.
« Avec la légion on forme un « V », qui va s’enfoncer la pointe en avant dans les lignes boches et entre les deux branches avancent des véhicules, des canons, des ambulances.
« Une fois les lignes traversées, on remontera dans les camions et on filera. Ça y est, on progresse. Toujours pas de bruit. Tiens, une fusée blanche ! On s’aplatit. Ils ont dû nous voir. Voilà une rafale de mitrailleuse qui nous passe sur la tête. On les voit bien avec les balles traçantes, qui font des lignes lumineuses dans le noir. Oh ! mais ça se gâte. Des fusées montent de tous les côtés et ça commence à tirer assez dur.
« On dirait que les camions se sont mis en marche. On les voit sur le sable blanc à la lumière des fusées comme une file de fourmis. Nous allons attaquer. Les Brenn nous précèdent. Soudain une voix dans l’obscurité : « Wer da ? » Un Brenn fonce. Des traits de feu. C’est une Breda qui crache. Nos types du Brenn leur ont balancé des grenades. En voilà une qui ne nous embêtera plus. Oh ! mais ça devient bien peuplé. On est en plein contact. Dans le noir on ne s’y retrouve plus. Pardon, les boches ont des casquettes sur la tête. Nous, nous avons le casque. Cela permet un peu de s’y reconnaître. C’est la mêlée ! Les armes automatiques tirent de tous les côtés sur la colonne des camions. Les sections de la légion et les nôtres montent à l’assaut de ces petits postes. Pas facile. Ils ont des Breda en quantité et des canons de 37 mm. Les nôtres commencent à descendre. Pas étonnant avec ces rafales de mitrailleuses ! Je ne sais plus si je vis un cauchemar ou si tout ceci est vrai. Quel spectacle ! La nuit rayée de traits de feu multicolores, feu d’artifice de fusées. Tout près des véhicules qui brûlent et qui jalonnent avec leur lueur rouge d’incendie la piste sur laquelle progresse lentement la longue file de camions. Des cris en allemand et en français. Des blessés qui appellent et le bruit des explosions, des mines qui sautent et soudain ce trait de feu vert qui nous arrive de l’horizon et le miaulement des balles.
« La Légion a fait du bon travail. Il y a un pauvre type qui nous appelle. Il a été touché à l’œil et il ny voit plus rien. On le ramasse. Il paraît qu’il était dans un Brenn avec le lieutenant Dewey. On le connaissait bien ; sa section était à côté de la nôtre près du fort. Ils ont démoli deux Breda qu’ils ont écrasées avec les servants sous le Brenn. Au troisième coup ils se sont attaqués à un canon de 37. Un obus a éclaté juste sur le Brenn. Le lieutenant tué sur le coup avec le chauffeur. Et notre type, là, blessé à l’oeil. Avec le mitrailleur ils ont quand même nettoyé le canon à coups de grenade. Je ne sais plus depuis combien de temps ça dure quand l’ordre est venu de décrocher. Une demi-heure de marche. On dirait que les boches n’osent pas trop nous courir après. Ça pourrait bien changer quand le jour va se lever. Aussi on est bien content de retrouver le camion et de monter dedans. Il est plutôt chargé. Il y a eu pas mal de voitures démolies ; alors celles qui restent sont doublement chargées. On a deux blessés avec nous : celui qui a été touché à l’œil et qui n’y voit toujours rien et un autre qui a une grande blessure à la jambe. Il gémit aux cahots du camion qui fonce dans le noir. L’horizon est illuminé de rouge et on entend encore tirailler.
« Notre chef de secteur est un as. Il nous a menés pile sur le point de ralliement en plein désert et en pleine nuit. Il y a des ambulances anglaises qui prennent nos blessés et on repart tout de suite vers l’Est. Il ne ferait pas bon moisir ici.bir-hakim-combattant4
« Le jour se lève. Comme le désert est calme et beau. Et comme il fait bon vivre et respirer l’air frais, se tâter les membres et constater qu’ils sont entiers et en bon état. C’est magnifique de vivre, et de rouler dans la nature libre, dégagé de cette affreuse sensation d’encerclement.
« Eh bien, Rommel ne les a pas eus les Français combattants de la 1re brigade. Notre général, il est plus fort que tous les Rommel. On le savait bien, mais ça fait toujours plaisir de voir confirmer ce qu’on croit être vrai.
« Nous nous sommes tous retrouvés vers 10 heures. Il arrivait de minute en minute de nouveaux véhicules, des 75, des Bofor, des mitrailleuses. Hélas, on commence aussi à faire l’appel des manquants. C’est là qu’on apprend que notre commandant Savey a été tué. Ça, c’est un coup dur. Notre bataillon sans lui pour le commander ça ne sera plus jamais la même chose.
« On repart dans une demi-heure vers le Trigg Capuzzo. Vers l’arrière. Maintenant que Bir-Hakim a sauté, sans doute que les Allemands vont avancer assez vite.
« Nous avons roulé toute la journée. On n’en peut plus de fatigue. Ça ne fait rien, c’est impressionnant de voir la brigade en déplacement, tout entière. Beaucoup ont l’air joyeux, contents d’en être sortis, c’est naturel. Les types du Pacifique chantent. Les légionnaires, suivant leur habitude, ont l’air de faire la chose la plus naturelle du monde qui pour eux est de faire la guerre. Et nous, du B.I.M., nous sommes plutôt silencieux. C’est pas la peine de nous le dire. Nous pensons tous à la même chose. Au commandant qui est resté là-bas, à la brèche du champ de mines.
Nous l’aimions tant. S’il nous voit de là-haut, il sera fier de son bataillon, car nous aurons d’autres combats et nous saurons venger sa mort. »
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 19, juin 1949.