Rauzan (Pierre Denis)

Rauzan (Pierre Denis)

Rauzan (Pierre Denis)

Doyen de la France Libre – grand artisan de la victoire

Rauzan, le premier « argentier » de la France Libre, n’est plus !

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Rauzan, alias Pierre Denis (RFL).

Il est mort le 28 juillet 1951 avec une discrétion si conforme à sa jalouse modestie que, par sa volonté, ses amis n’ont dû qu’au hasard d’apprendre sa disparition. Et cependant on doit à la justice et à la vérité de proclamer que la France a trouvé en lui, aux heures tragiques du désastre, un de ses meilleurs serviteurs qui mérite d’être connu, loué et honoré par la Nation entière, et pas seulement par la poignée de compagnons qui l’ont vu à l’œuvre.

À la vérité, Rauzan avait de qui tenir. Sous ce pseudonyme évoquant la chère campagne du Périgord où sa femme et ses enfants travaillèrent courageusement en attendant la victoire, se cachait en effet, le fils d’Ernest Denis, professeur d’histoire à la Sorbonne, un maître dont le rayonnement fut tel en Europe centrale qu’en 1918 certains des chefs les plus illustres de la Tchécoslovaquie ressuscitée songèrent à lui offrir la présidence de la nouvelle République.
Ce noble héritage, Pierre Denis l’a patiemment complété pendant un demi-siècle en amassant des trésors de culture historique et géographique, de compétence financière, de connaissance personnelle des hommes, des continents et de la vie internationale (1), pour se mieux préparer à en faire bénéficier la France à la date fatidique.
Car Rauzan fut un des authentiques premiers ! Dans ses « Souvenirs de la France Libre », il a raconté lui-même comment, décidé à la résistance, il quitta les siens à Bordeaux pour Londres le 20 juin 1940, ignorant encore l’appel du général de Gaulle. Quelques jours après, le 29 juin, nous nous retrouvâmes à Saint Stephen’s House, et il devint, sans jamais avoir été fonctionnaire ou avoir connu la comptabilité publique, directeur financier des Forces Françaises Libres en formation, avec un tiroir-caisse vide géré par Lafabérie (G. Marais), autre ami trop tôt disparu (2).
Les volontaires qui ont afflué alors ou ont rejoint Carlton-Gardens pendant les 18 premiers mois de l’épopée, se souviennent tous de ce capitaine de réserve grisonnant, ascétique, pauvrement vêtu qui les recevait chacun individuellement avant de leur verser quelques livres parcimonieuses pour les frais d’équipement le plus strictement calculés.
La simplicité de sa vie se lisait sur son visage aux sourcils broussailleux ; mais son accueil humain dépouillé de toute routine bureaucratique, la bonté fraternelle avec laquelle ses yeux profonds vous regardaient, démentaient la dureté de son apparente pingrerie. Ceux qui, ayant tout laissé en France ou tout perdu au cours de torpillages, lui en ont voulu le plus sur le moment, lui ont, plus tard, témoigné reconnaissance et amitié. Ils avaient compris l’admirable et silencieuse leçon.
C’est à Rauzan, principalement, c’est à la confiance que sa probité, la rectitude de sa vie, de son jugement, et son expérience inspirèrent dès le début au ministère britannique des Finances, à la banque d’Angleterre et à toutes les autorités alliées, que la France Libre dut les premières facilités indispensables à la création de notre force militaire, puis à la large liberté de gestion dont nous avons toujours bénéficié jusqu’au 31 juillet 1943, date où cessèrent de jouer les accords Churchill-de Gaulle.
Lorsque, dès fin juin 1940, je fus chargé par le général de Gaulle de rédiger l’accord qui, signé le 7 août, a sur le plan interallié constitué la charte des Forces Françaises Libres, c’est chez Rauzan, notre seul financier d’expérience internationale, que je trouvai les avis les plus sûrs pour concilier l’indépendance des Français libres avec la nécessité d’un appui du Royaume-Uni, seul debout. C’est grâce à notre entente complète que fut écartée toute subvention ou solde faisant de nous des « mercenaires ou stipendiés de l’Angleterre » et que fut ouvert un compte d’avances remboursables, comprenant en face de la colonne du débit, une colonne active pouvant atténuer le montant de la première. Grâce à Rauzan, le franc de la France Libre demeura jusqu’au 31 juillet 1943 à la parité de 176 à la livre, fixée par les accords franco-anglais antérieurs à l’armistice de juin 1940.
Certes, les critiques de nos compagnons d’armes ne manquèrent pas au début : ils furent très éprouvés par l’exiguïté de leurs soldes alignées sur celles des gradés britanniques, mais non complétées par les indemnités et primes complémentaires respectivement en usage dans les armées de terre, de mer, de l’air on des colonies. Cette exiguïté facilita même, à l’origine, le « débauchage » de marins ou spécialistes remarquables par les chefs d’unité britanniques.
Cependant, il fut possible en peu de temps à Rauzan et à moi-même de corriger les injustices les plus criantes, notamment en créant un régime de pécule au profit des familles restées en France et de pensions, et cela en utilisant la confiance durablement conquise du Treasury, grâce à un régime sévère cadrant mieux avec les épreuves subies par la France occupée, que le train de vie fastueux dont, à Vichy, Alger et autres lieux, trop d’officiers généraux vaincus donnaient le triste exemple.
Le général de Gaulle soutint constamment Rauzan dans cette politique qui porta les meilleurs fruits lorsque des territoires comptant des millions d’êtres humains et jusqu’alors habitués à l’appui financier de la métropole, se rallièrent à la France Libre en assumant eux-mêmes une participation aux charges de ses services civils centraux.
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Le second et immense service que Rauzan rendit à la France dès le mois de septembre 1940, alors que nos troupes étaient déjà en Afrique, a été de préserver l’unité de l’Empire menacé « d’éclatement » pour des raisons, non plus seulement politiques, mais économiques et financières.
Grâce aux instructions et avis du gouvernement britannique, dont nous fûmes avec Rauzan les inspirateurs, toutes les avances faites par un Dominion ou un territoire britannique à un territoire français de n’importe quel continent, furent obligatoirement comptabilisées à Londres et à la charge de la France Libre. Par cette mesure, en apparence si simple, nous avons prévenu l’endettement direct et spécial de tel élément de la France d’outre-mer envers tel territoire ami du Commonwealth britannique : les tentations locales ont été ainsi évitées !
L’unité financière ainsi maintenue de la France et de ses territoires d’outre-mer fut consolidée, peu de mois après, par les accords économiques du 21 janvier 1941 et les accords financiers et de trésorerie que j’ai signés en mars 1941, au nom du Conseil de défense de l’empire, pour la liberté de gestion centrale de la France Libre, pour les offices coloniaux des changes et pour chacun de nos territoires au fur et à mesure qu’ils se ralliaient. Ici encore la Grande-Bretagne témoigna d’une largeur de vues dont elle trouva bientôt la récompense dans les services de tous ordres rendus aux Alliés par l’A.E.F., le Cameroun, les établissements français de l’Inde, de l’Océanie, la Nouvelle-Calédonie, les Nouvelles-Hébrides, Saint-Pierre-et-Miquelon, Djibouti, la Réunion, Madagascar.
Ces accords économiques, auxquels Pleven, G. Monod, Vogt et, plus tard, Morhange ont principalement coopéré avec Rauzan, ont assuré le ravitaillement, la vie économique et même l’accroissement de production de territoires où, pourtant, la mobilisation des cadres et des troupes avait prélevé de nombreux hommes très actifs.
Ils ont été suivis d’autres accords spéciaux concernant le Liban et la Syrie. Même si les liens politiques unissant ces deux pays à la France se sont relâchés, nul ne peut nier que celle-ci à fidèlement protégé leur sécurité au moment où Hitler l’a menacée et qu’elle a, notamment par l’office du blé, contribué à leur ravitaillement et à leur prospérité économique.
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La gestion financière des Forces Françaises Combattantes et de la France Libre est devenue de plus en plus lourde au fur et à mesure que des unités nouvelles se sont créées ou ont combattu dans des régions dispersées : Moyen-Orient, Libye, Éthiopie, Pacifique, Tchad, Afrique Noire, Atlantique.
Mais, à chaque fois, Rauzan, qui n’avait jamais eu de contacts avec nos administrations financières et était aidé par une équipe très réduite (Caulier, Mouy, Tony-Mayer, puis Closon), assumait avec bonne humeur une charge nouvelle (3). C’est à lui, notamment, qu’incomba longtemps la gestion de la Caisse personnelle du général de Gaulle où affluèrent à côté des dons envoyés par les nombreux comités de la France Libre répandus dans le monde, beaucoup de ressources extraordinaires : bijoux d’or ou brillants, etc., qu’il fallait se transformer en courtier pour vendre.
Cependant, dans les rares heures de détente que, sous les bombardements les plus rudes, le sage Rauzan consacrait à la pêche à la ligne en rivière, comme dans nos entretiens intimes sur le présent et l’avenir de la France, son cerveau ne chômait pas. Dès octobre 1940, Rauzan me communiqua son idée de créer une banque centrale destinée à fortifier l’unité financière des territoires français dispersés et coupés de la métropole. Idée simple et magnifique que j’approuvais aussitôt, mais qui se présentait, dans notre détresse, comme tellement utopique que les autres dirigeants de la France Libre reculèrent un an devant une telle audace !
Et, cependant, les faits furent plus forts que les résistances. Nos territoires avaient besoin d’une monnaie saine dont les billets devaient être imprimés et répartis à bon escient. D’autre part, il fallait, en créant un organe central des changes, tirer le meilleur parti de l’ensemble des importations de notre Empire, de la concentration des livres et des dollars procurés par nos exportations. Le trésor central de Londres avait enfin besoin d’un agent dans tous les points où, des décaissements devaient être faits pour les besoins de nos armées, etc. Rauzan et moi qui sommes restés 18 mois les cendrillons du quartier général, profitâmes de l’été 1941 pour procéder aux études, aux négociations avec la banque d’Angleterre et à la rédaction des statuts de la caisse centrale de la France Libre. Peu après la constitution du Comité national par le général de Gaulle, celui-ci, Pleven et Diethelm, gagnés à nos raisons, acceptèrent le projet. Grâce à cet acte clairvoyant que fut l’ordonnance du 2 décembre 1941, la France Libre et, bientôt après, la France Combattante bénéficièrent d’un instrument bancaire d’une grande efficacité.
Rauzan se chargea d’aller lui-même sur place, veiller à la mise en route de ses services. En décembre 1941, il partit pour réorganiser successivement et sur des bases saines le budget et la monnaie de l’A.E.F., du Cameroun (où nous nous rencontrâmes en mars 1942 chez le gouverneur Cournarie), de la Délégation française au Levant, puis de Djibouti Madagascar, etc. Il fut aidé en particulier par Busson et Dihigo.
Indispensable, même si elle avait dû rester temporaire, la caisse centrale rendit de tels services qu’une ordonnance d’Alger du début de 1944 la transforma en caisse centrale de la France d’outre-mer et qu’après la libération elle fut, conformément à ses statuts primitifs, transférée à Paris pour devenir, sous la direction continue de Postel-Vinay, l’organe de crédit permanent commun aux territoires d’outremer de la République française. Jusqu’à son dernier souffle, Rauzan a présidé aux destinées de cet enfant conçu au plus dur moment de la guerre. Il est mort en travaillant pour lui.
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La liste déjà copieuse des services rendus par Rauzan devait encore s’allonger entre 1943 et 1945. L’unification de la Résistance extra-métropolitaine notamment la création du Comité Français de la Libération Nationale à Alger, suscitèrent des problèmes délicats. Il fallut d’abord réaliser la fusion monétaire et financière des territoires de la France Libre et des territoires de l’Afrique du Nord et Occidentale rentrés à leur tour dans le combat. Rauzan s’y employa à Londres de juillet à septembre 1943.
Dans les mois qui suivirent, il procéda à l’installation de la caisse centrale à Alger, mais suppléa aussi, dans les problèmes de ravitaillement, J. Monnet, commissaire en mission aux États-Unis.
Enfin, dans la dernière période précédant le débarquement du 6 juin 1944, il devint attaché financier de la France à Londres et concentra son attention sur les envois de fonds de plus en plus considérables à adresser aux résistants du maquis, sur les accords interalliés non encore signés et enfin sur la lancinante question de l’émission des billets de banque dont les troupes alliées auraient à faire usage en France. P. Denis, qui avait déjà affronté maints périls dans ses voyages, échappa de peu à la mort le 14 mars 1944, dans l’appartement de Pleven où il habitait et qu’une bombe fit s’écrouler sur lui.
Dans toutes ces circonstances il se montra égal à lui-même, c’est-à-dire calme, pratique et tenace, cherchant à convaincre les autorités alliées, surtout américaines assez rétives pour des raisons politiques, beaucoup plus par des arguments basés sur la solidarité nécessaire que sur ceux de prestige national.
Rauzan n’a jamais caché qu’à ses yeux il fallait demander immédiatement au peuple français libéré, l’acceptation d’un régime d’austérité destiné à freiner l’inflation au lieu de la précipiter. Il eût également souhaité que, dès avant la fin de la guerre, la France assumât les initiatives politiques de solidarité financière et de construction européenne comprenant l’Angleterre, qui ont été prises par elle après le plan Marshall, mais dans des conditions de plasticité moins grandes des pays secoués par la guerre.
Sa plus grande fierté fut, après les derniers coups de canon, de mettre la main à l’accord final, signé par Pleven, qui fixa la dette de la France pour les avances de guerre reçues de la Grande-Bretagne et de régler le remboursement, qui fut très rapide, de cette dette assez mince – 30 millions de livres environ.
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Le plus bel éloge qui pût être fait de sa gestion entièrement improvisée des finances de la France en guerre, l’a été au début de 1944, par Mendès-France, commissaire national aux finances, lorsque celui-ci présenta à l’assemblée consultative d’Alger le premier budget public : « Ces années de guerre active, dit-il, n’ont même pas coûté à la France le prix d’une exposition ! »
Mais il sera, permis à celui qui, ayant connu Rauzan dès 1924 à la société des Nations, ne s’est pas étonné de refaire équipe avec lui depuis la création des Forces Françaises Libres jusqu’à la fin de la guerre, d’ajouter à cet éloge de compétence, l’adieu douloureux d’un compagnon fraternel :
« Rauzan, vous vous êtes spontanément donné tout entier à cette entreprise de la libération de la France occupée et humiliée, qu’a audacieusement réussie une poignée d’hommes partis de rien. Premier au labeur et au danger, vous n’avez jamais eu dans les honneurs le premier rang qui vous eût été dû ! Vous vous êtes systématiquement fait oublier. Par votre exemple, par votre abnégation, par votre action prévoyante et irremplaçable, vous vous êtes égalé aux plus glorieux de ces combattants de la France Libre sur la personne et les familles de qui vous avez veillé comme un père. Vous êtes un des grands artisans de la Résistance, de l’unité de l’Empire, de la victoire alliée. Vous avez bien mérité de votre famille, de vos compagnons, de l’amitié entre les peuples libres, de la patrie ».
René Cassin

Principales étapes de l’activité de Rauzan (Pierre Denis)

1906-1908 : Agrégé d’histoire et de géographie ; boursier du Tour du Monde.
1908-1909 : Chargé de cours à Washington.
1910 professeur au Lycée de Bar-le-Duc.
1911 prépare sa thèse de géographie.
1912-1914 : Professeur à Buenos Aires.
1914-1918 : Mobilisé comme caporal dans l’infanterie, combat notamment à Ribécourt, gagne la Légion d’honneur et termine la guerre comme lieutenant sur le front de Serbie.
1919-1920 : prend part à l’élaboration de l’organisation de la S.D.N.
1920-1926 : Membre de la section financière de la S.D.N. En cette qualité collabore à la stabilisation de la monnaie en Autriche et en Roumanie.
1926-1932 : Secrétaire général du bureau de Paris de la banque Blair et Cie.
1932-1934 : Procède à la liquidation des affaires Kreuger en Suède.
1934 : Expert monétaire auprès du gouvernement du Vénézuéla.
1935-1939 : Dirige une affaire financière personnelle.
1939-1943 : Mobilisé dans l’armée française : directeur des finances de la France Libre, puis de la caisse centrale de la France d’outre-mer.
1944 : Attaché financier de la France à Londres.
1945-28 juillet 1951 : président du conseil de surveillance de la caisse centrale et de la société S.E.R.I.A.C. fondée par lui.
A écrit plusieurs ouvrages sur le Brésil, l’Argentine et, dans le grand traité de géographie de Vidal de Lablache, sur l’Amérique du Sud. Depuis « Les Souvenirs sur la France Libre », il avait écrit une anticipation à la Jules Verne appelée « Les Apprentis Sorciers ». Son plus récent ouvrage, « Les Travaux et les Jours », contient un chapitre sur la mort où il envisageait avec sérénité sa fin prochaine.
(1) Voir à la fin de cet article, les principales étapes de sa carrière.
(2) C’est pour garnir ce tiroir en vue du paiement des soldes de fin juin dues à nos militaires, que chacun de nous apporta ce qu’il pouvait de billets de banque français. Or, le tiroir ne se fermait pas à clef : 10.000 francs disparurent une nuit. Notre caissier et les directeurs des finances voulaient supporter seuls le poids du désastre : ils en furent empêchés.
(3) Je tiens de Rauzan lui-même le récit suivant : un jour, parvient au War Office un télégramme du Levant demandant 50.000 livres pour l’armée du général Catroux. Le haut fonctionnaire qui reçoit le câble fait, le lendemain, un rapport défavorable sur cette demande au comité interministériel britannique compétent. Mais dans ce comité figure aussi un haut représentant du Treasury qui, grâce à la sûreté des relations et de gestion de Rauzan est devenu un ami inébranlable de la France Libre. « Quel dommage, s’écrie ce représentant, que le général Catroux ne m’ait pas envoyé à moi-même un câble demandant 100.000 livres, je me serais fait un plaisir de les lui envoyer de suite. »
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 46, mars 1952.