Tout avait commencé un mois plus tôt, lorsque le 24 juin après avoir faussé compagnie à « ces messieurs » qui m’avaient fait prisonnier au quartier Fébault à Lorient, j’avais, sur le conseil du curé de Concarneau, volé une embarcation avec laquelle en compagnie d’un cousin j’étais arrivé en Angleterre, le 1er juillet après une semaine de navigation.
L’accueil que nous avaient alors fait les services britanniques n’avait pas manqué de pittoresque. Je vois encore après quatorze ans, le policeman du petit village de Polperro qui, alerté par la population, était venu interroger les deux suspects que nous étions à ses yeux. Du haut de la jetée du port qui me paraissait d’autant plus imposante que nous étions à marée basse, ce fonctionnaire consciencieux nous avait demandé le plus sérieusement du monde si nos passeports avaient été dûment visés par un consul de Sa Majesté. Je lui avais alors avoué que mon passeport était sans doute resté à Paris, tandis que mon cousin, Gérard, gisant dans le fond de l’embarcation après sept jours de mal de mer et de diète quasi-complète, était bien incapable de répondre à la moindre question.
Bien que dépassé par les événements, ce policeman n’avait pas manqué d’humanité. Après qu’il en eût référé à ses chefs suivant les meilleures traditions nous avions traversé ce village, accroché à la falaise comme un vrai décor de cinéma, escortés par les enfants des écoles et une partie de la population qui remplissaient mes poches et la civière sur laquelle on transportait Gérard, d’oranges, de chocolat et de cigarettes.
Il paraît que, de là, on nous avait menés à Plymouth où l’hospitalité d’un asile de fous nous était offerte pour l’après-midi. Je me souviens bien être monté dans une voiture militaire, crois pouvoir me rappeler le premier « Pub », où notre chauffeur tint à se faire valoir en racontant notre histoire et à nous réconforter de gin et de bière, mais la fatigue autant que la superposition des boissons fortes offertes par tous les bistrots de la route au cours de cette tournée des grands ducs, avaient fait que je n’avais repris conscience des événements que tard dans la soirée.
Un officier des renseignements qui nous avait interrogés, s’étant convaincu sans doute que ces deux épaves ne constituaient pas l’avant-garde de l’armée d’invasion, nous emmena dîner dans un hôtel fort chic où il me présenta à sa femme, Française de naissance dont il se trouva que je connaissais la famille. Au cours de ce dîner somptueux – les restrictions étaient encore pratiquement inconnues – mon amphitryon m’avait dit une phrase à laquelle je n’avais tout d’abord attaché aucune importance : « Il serait très intéressant que vous me disiez exactement ce qui se passait en France au moment de votre départ. Nous manquons complètement d’informations sur la situation actuelle et je sais que l’on apprécierait beaucoup à Londres des renseignements récents. Il serait bien utile de pouvoir suivre au jour le jour ce que font les Allemands en France occupée ». Sur quoi, il enchaîna aussitôt en me demandant si je comptais prendre du service dans une unité quelconque. Aspirant de cavalerie en rupture de ban, mon avenir militaire paraissait pour le moins compromis et dans un pays qui voyait se préciser la menace de l’invasion, il n’y avait guère de chance de réaliser la carrière militaire à laquelle j’avais souvent rêvé.
C’est ainsi que j’acceptais dès mon premier jour en Angleterre le principe d’un retour clandestin en France.
Le lendemain nous arrivions à Londres où Gérard me quittait définitivement pour aller se remettre de ses aventures nautiques chez un de ses parents et je déjeunais seul à l’hôtel Rubens (…). À la fin du repas, alors que j’évaluais déjà le trou qu’il allait faire dans mon budget, deux officiers français, en uniforme, étaient entrés dans la salle. L’un, très grand, un général, m’était parfaitement inconnu, tandis que l’autre, visiblement son aide de camp, avait un air de « déjà vu quelque part » sans que je puisse pour autant l’identifier à coup sûr. En dépit de mon apparence de clochard – qui n’avait d’ailleurs pas été sans soulever la muette réprobation du maître d’hôtel – j’allais donc me présenter à eux. Ce fut mon premier contact avec le général de Gaulle et le lieutenant de Courcel. J’apprenais alors la création du mouvement des Français Libres ainsi que la présence à Londres de l’amiral Muselier et du commandant d’Argenlieu dont j’avais bien souvent entendu parler dans les milieux maritimes.
Mis au courant du demi-engagement que j’avais pris le matin même envers les services britanniques, le général l’approuvait sous la seule réserve que j’obtiendrais des Anglais, ce qui fut bientôt fait, l’autorisation, au retour de chaque voyage, de venir lui rendre compte directement de mes observations en France.
On m’avait demandé de choisir un moyen de locomotion pour traverser la Manche en me recommandant avec une égale chaleur une vedette rapide (moyen que devait employer Mansion quelques jours plus tard) ou le parachute. La vedette, bruyante et peu maniable, me paraissait a priori à écarter car en supposant que le débarquement puisse se faire sans encombre, elle risquait d’être repérée au retour par la Luftwaffe qui n’eût pas manqué de donner l’alerte. Quant à un parachutage dans l’obscurité sans « comité d’accueil », sa seule évocation me donnait le frisson !… Puisque le bateau de pêche avait réussi à aller, un autre pourrait bien me ramener. Ceci posé, il restait à trouver l’embarcation et à recruter un équipage. Mis au courant de mes projets, le colonel commandant l’Olympia m’avait permis de choisir un homme dans cette caserne qu’ont bien connue les premiers Compagnons, et qui offrait un spectacle à la fois misérable et bien réconfortant.
Dans le coin, où s’étaient groupés les pêcheurs bretons, j’eus vite fait de repérer un garçon, Raymond Le Corre, 19 ans, solide et têtu, qui me parut d’emblée sympathique et avait à mes yeux le grand mérite d’être de quelques mois plus jeune que moi : très, important pour l’autorité !…
Dès le 10 juillet, à Falmouth, nous choisissions un langoustier de l’île de Sein, le Roanez an Peoch dont l’équipage de cinq vieux pêcheurs était aussitôt volontaire. Tout étant ainsi réglé je m’apprêtais à rentrer à Londres une dernière fois lorsque j’appris par hasard que ces braves iliens avaient laissé derrière eux 26 jeunes enfants à eux cinq ! S’ils n’y voyaient, eux, qu’autant de raisons supplémentaires de travailler à la libération de leur île, je ne pouvais pas honnêtement accepter leur aide pour une aventure aussi dangereuse.
Raymond et moi décidions alors de réarmer une pinasse de Douarnenez qui, après un service dans la marine militaire dont elle avait conservé une mitrailleuse montée à l’avant et un grenadier à l’arrière, avait échoué en rade de Falmouth à proximité du bateau cible l’Impassible, du Goumier, du Théodore Tissier, tous abandonnés, et du Commandant Dominé qu’était justement en train de réarmer l’ineffable Jacquelin de la Porte-des-Vaux.
Malheureusement la pinasse qui mesurait environ 16 mètres était sur le point de couler par manque d’entretien et en raison d’une petite voie d’eau facile d’ailleurs à réparer. Le moteur, un Castelneau, excellent était lui aussi noyé mais un mécanicien nous promit de le faire tourner dans les vingt-quatre heures.
Le bateau, une fois confié à un petit chantier d’embarcation sous la haute surveillance du lieutenant Commander Mills R.N.R. officier de la base et de Le Corre, je retournais à Londres chercher un complément d’équipage à l’état-major de l’amiral d’Argenlieu, une lettre pour le commandant du cuirassé Courbet en rade de Portsmouth m’autorisant à recruter à bord trois hommes de mon choix.
Quel extraordinaire spectacle offrait ce cuirassé qui avait été la gloire de la marine française en 1915. Toutes les machines arrêtées, l’on s’éclairait au pétrole ; l’équipage, composé pour la plus grande part de marins du commerce ou de la pêche dont certains ont à peine 15 ans, venait de commencer à faire ses preuves en armant la D.C.A. du bord qui devait contribuer au cours des trois mois à venir à repousser les innombrables attaques de la Luftwaffe sur la grande base navale (…).
Après un dîner aux chandelles au carré des officiers le commandant m’installa dans les appartements de l’officier en second (reps rouge et pompons…) et le capitaine d’armes introduisit successivement les hommes qui d’après leur âge et leur lieu d’origine me paraissaient susceptibles de faire l’affaire. Ce défilé à la lumière d’une méchante lampe à pétrole, des pêcheurs qui me disent tous qu’ils sont volontaires pour un travail spécial dont il n’est pas sûr qu’ils reviennent (c’est tout ce que je leur en dit pour l’instant) n’est pas sans grandeur. Parmi les quelques 20 volontaires ainsi sélectionnés j’en choisis trois qui, comme Le Corre, sont du Guilvinec et formeront avec lui une équipe solide.
À notre arrivée à Falmouth je trouve sur le quai Mills qui tient à me faire savoir que le bateau sera prêt le soir même et « l’Oncle Tom » adjoint du commandant du service spécial que j’avais vu à Londres. Ce surnom que son âge et sa bonté lui valait dans les services britanniques était bien mérité : il devait même être pour nous au cours de cet état sinistre bien plus un père qu’un oncle.
Le bateau paré, l’équipage installé, il ne nous reste qu’à prévoir les approvisionnements en vivres et en essence et à réunir les cartes et instruments de navigation indispensables. Mills, toujours lui, se charge de nous procurer un compas convenable de marque française (il pense à tout) qu’il fait compenser aussitôt et une incroyable provision d’essence d’environ 2.000 litres.
Des vivres, trop britanniques à notre goût, nous sont également largement offerts, mais la grimace de l’équipage, qui correspond d’ailleurs à mon sentiment intime, en voyant arriver ces produits me persuade de la nécessité de trouver autre chose ou au moins de les compléter. En compagnie de l’oncle Tom nous allons donc faire une perquisition à bord de l’Impassible, vide, et du Théodore Tissier. Nous y trouvons une barrique de pinard que l’oncle Tom à lui seul se débrouille pour faire passer par les écoutilles et amener sur le pont, ce qui constitue un incroyable tour de force. D’innombrables boîtes de singes et des biscuits meilleurs que les galettes que nous offre la marine britannique, disparaissaient aussi dans nos soutes.
Un essai au « régime de croisière » nous montre alors que la pinasse ainsi chargée peut faire environ 6 nœuds.
*

La pinasse du premier voyage à son retour en Angleterre (RFL).
Enfin, le 26 juillet tout est prêt. Le départ est décidé pour l’après-midi afin de profiter du beau temps. Étant donné la vitesse du bateau, il m’apparaît préférable de quitter Falmouth vers 16 heures, afin d’être en vue des côtes anglaises jusqu’à la nuit, ce qui offre une certaine garantie en raison des nombreuses patrouilles de la R.A.F., et de traverser la partie principale de la Manche pendant les heures d’obscurité pour nous trouver à proximité immédiate de la côte de France au lever du jour. D’après certains renseignements, les bateaux de pêche français seraient autorisés à naviguer dans une limite de quatre milles de la côte, à condition cependant d’avoir toujours un pavillon blanc au-dessus du pavillon national et de rentrer avant le coucher du soleil. Ce jour-là Mills et l’oncle Tom viennent avec nous déjeuner une dernière fois à bord du Président-Théodore-Tissier. Malgré tout l’entrain que nous pouvons puiser dans le vin rouge du bord, lorsque vers 3 h 30 il est temps de partir, nous sommes tous un peu émus. L’oncle Tom surtout semble développer subitement un grave rhume de cerveau, l’obligeant à se moucher fréquemment ! À 4 heures, nous partons et de l’entrée de la baie je puis l’apercevoir une dernière fois sur le pont du Tissier agitant frénétiquement ce qui n’est peut-être que son mouchoir, mais qui par les dimensions pourrait passer pour un drap. Les vedettes de patrouilles nous arraisonnent comme bien entendu, mais ayant reçu des instructions à notre sujet, nous laissent aussitôt partir, non sans avoir vérifié le seul papier vraiment compromettant dont je suis porteur : un laissez-passer délivré par l’amiral britannique enjoignant toutes les autorités navales anglaises de me donner « aide et protection ».
De la traversée bien peu de choses à dire. Voyage sans histoire et sans panne qui nous mène le lendemain au lever du jour à quelques milles à l’ouest de l’île d’Ouessant, que j’ai l’intention de contourner, le chenal du Four entre l’île et la terre étant trop étroit pour nous permettre éventuellement de tenter de nous esquiver si un patrouilleur allemand veut nous arraisonner. D’ailleurs, c’est un des plus sales coins de la côte française tant en raison des nombreux cailloux qui le parsèment que du courant qui atteint parfois 8 noeuds et que nous aurions sur le nez. Vers 8 heures, nous sommes en train de faire route en direction du Raz-de-Sein dans un temps qui paraît devoir être assez calme lorsque, tout à coup, un Dornier que nous n’avons pas entendu, nous survole à très basse altitude. Gros émoi à bord. C’est notre premier contact avec l’occupant et beaucoup dépend de ce qui va se passer. Prenant l’allure aussi naturelle que possible nous réduisons de vitesse, mettant le cap sur la terre la plus proche, car nous sommes bien en dehors de la limite des quatre milles et nous nous affairons sur l’arrière à manœuvrer des cordages qui d’en haut à 200 à l’heure peuvent ma foi fort bien passer pour des filets. Nous n’avons naturellement pas oublié de sortir un énorme pavillon français et une serviette qui fait office de pavillon blanc. Après un premier tour à moins de 50 mètres d’altitude, l’avion ayant repris du champ revient sur nous, plus vite cette fois, et pendant quelques secondes je m’attends à voir les balles gicler dans l’eau ou sur le pont. Heureusement, rien de fâcheux n’arrive si ce n’est au troisième passage, un feu d’artifice rouge, jaune et vert, lâché par un appareil. Nous ne savons pas trop ce que peut signifier un tel signal, mais supposons qu’il doit correspondre à un code probablement connu des pêcheurs et indiquer que nous sommes hors de la limite permise aux bateaux de pêche. Aussi remettant pleins gaz, nous faisons route directement sur la terre, non sans surveiller du coin de l’œil notre berger qui bientôt d’ailleurs s’éloigne lui aussi vers son aérodrome.
L’alerte a été chaude mais tout s’est bien passé. Reste à savoir si nous avons été signalés et si tout à l’heure une vedette quelconque ne va pas venir voir d’un peu plus près ce que nous faisons là. Aussi, dès la disparition de l’avion, nous faisons route au Sud à toute vitesse… 7 à 8 nœuds, avec l’intention de disparaître au plus tôt dans le crachin qui commence.
Mais il est temps de choisir un point de débarquement : à ce sujet l’oncle Tom m’a répété au moment du départ que nous avions carte blanche pour « aller où nous pourrions et rapporter quand nous pourrions les renseignements qu’il nous serait possible de réunir ». Pour des raisons de sécurité il m’avait paru plus prudent de ne pas discuter de notre point de débarquement avant le départ.
La côte Nord devant être particulièrement surveillée, comme étant plus proche de l’Angleterre, il vaut sans doute mieux débarquer sur un point quelconque entre le Raz-de-Sein et Lorient par exemple. C’est de là que je suis parti un mois plus tôt et, à l’époque, la côte était fort peu surveillée.
Déjà la nuit précédente, j’avais discuté de la chose avec Le Corre, qui avait mentionné plusieurs endroits et, en particulier, les plages des environs de Guilvinec, son pays natal, qu’il connaît fort bien. Cependant, dans mon ignorance de cette région que ne peuvent guère combler les cartes marines empruntées au Tissier, je crois plus sage de consulter les trois autres sur le point qui leur paraît le plus favorable.
Tous sont d’accord pour reconnaître qu’une petite plage dans l’ouest de Guilvinec à 1 ou 2 km devrait nous convenir parfaitement : «Vous comprenez, m’expliquent-ils, c’est la plage privée du château qui appartient à un Parisien (ce qui, dans la bouche d’un Breton signifie n’importe quel étranger à son village) et comme ils ne sont jamais là en été il y a toute chance pour que la nuit nous y soyons bien tranquilles ». Après tout, me dis-je cela nous permettra de prendre contact très rapidement avec les parents de Le Corre ou d’un autre de mes hommes, en toute sécurité et de nous procurer les premiers renseignements indispensables, et j’adopte leur plan.
L’après-midi nous passons le Raz-de-Sein, tout près de la côte, entraînés par un courant terrible et dans une pluie si dense qu’il est impossible que les éventuelles vigies allemandes nous aperçoivent de terre et vers 22 heures nous approchons de Guilvinec. Comme par un fait exprès la pluie a fait place à un léger crachin, la lune ne se montre pas et le vent étant tombé, une mer assez calme nous promet de pouvoir accoster la plage sans difficulté. Cependant, il serait risqué de trop s’approcher avec la pinasse et comme il nous faut envisager un départ « en catastrophe » je crois plus sage de donner pour consigne à Baltas, Guenolé et Le Goff de rester à environ 300 mètres de la terre, en gardant le moteur au ralenti, prêts à partir à la moindre alerte. Le Corre et moi débarqueront avec le youyou que nous échouerons jusqu’à notre retour.
C’est ainsi que le soir, à 23 h 30, dans l’obscurité la plus profonde, nous nous dirigeons tous deux vers la plage, non sans avoir donné comme instructions à Le Goff, Baltas et Guénolé d’appareiller immédiatement s’ils entendent des cris ou des coups de feu et de ne pas nous attendre après 4 h 30 du matin, leur présence au petit jour dans un tel endroit, alors que les bateaux de pêche doivent sans doute être rentrés avant la nuit et ne peuvent sortir avant le jour, ne pouvant s’expliquer facilement.
Tout va bien. Bientôt nous nous échouons sans avoir fait le moindre bruit et abandonnons là notre canot, comptant sur la marée qui descend pour l’échouer complètement, sans avoir besoin de le tirer à grand bruit sur les galets et nous partons sur la plage, en direction du village. Nous n’avons pas fait 100 mètres que nous entendons des voix excitées tout près, accompagnées d’un grand bruit de bottes…
Aussitôt accroupis derrière un rocher nous attendons, non sans inquiétude, ce qui va se passer. Bientôt des torches électriques s’allument de tous côtés en même temps que des cris, indiscutablement en allemand, laissent penser que les occupants sont à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un. Tout cela n’a rien de particulièrement rassurant mais il paraît improbable que nous ayons été signalés au cours de la journée et encore bien moins que l’on ait su aussi rapidement l’endroit où nous avons débarqué. Il est cependant incontestable que nous sommes tombés dans un beau guêpier et pendant un instant j’envisage même de revenir à la nage vers la pinasse, car il nous est évidemment impossible de reprendre le youyou, en admettant même qu’il n’ait pas encore été découvert.
À la réflexion cependant la meilleure solution m’apparaît être d’essayer quand même d’arriver chez les parents de Le Corre pour nous y renseigner sur ce qui se passe. Mais il serait risqué de faire, à quatre pattes peut-être, 2 kilomètres au milieu de ces gens qui m’ont l’air fort excités et qui risquent à tout instant soit de nous éclairer de leurs torches électriques, soit de nous entendre. Par contre, en marchant dans l’eau et en n’en sortant guère que la tête, il y a bien peu de chance pour que nous soyons découverts, le clapotis inévitable se confondant avec le bruit des brisants. Sur le ventre nous parvenons au bord de l’eau et pouvons bientôt reprendre notre souffle à 10 mètres du bord, dans une position assez humide sans doute, mais qui a l’avantage de nous fournir une incontestable sécurité. Tout doucement nous nous dirigeons vers l’extrémité de la plage, bordée d’un petit mur en espérant bien, une fois franchi cet obstacle, être à l’abri de toute surprise désagréable.
Tout d’un coup Le Corre m’attrape par le bras et me dit dans un souffle : « Il y en a un là »… M’écarquillant les yeux dans l’obscurité, je ne distingue rien tout d’abord, mais puis entendre le bruit d’une respiration précipitée. Bientôt pourtant j’aperçois un homme, à quelques mètres de nous, lui aussi à moitié dans l’eau et qui cherche à se dissimuler derrière un rocher. Puisqu’il se cache c’est donc lui et pas nous que recherchent les Allemands et je suis déjà à moitié rassuré. C’est sans doute un prisonnier évadé ou quelque Français que, pour une raison ou une autre on cherche à arrêter. Il s’en faut alors d’un cheveu que je m’approche de lui et lui dise : «Viens, nous t’emmenons ». Il serait si facile de le ramener en Angleterre ! Mais le premier but de notre mission n’est pas de faire évader des gens et notre bateau n’est pas un asile de nuit. Et puis, il n’est pas certain qu’il puisse nous fournir les renseignements que nous sommes venus chercher. Tout ceci bien pesé, je décide de le laisser là bien qu’il nous ait certainement vus et entendus, mais il doit avoir aussi peur que nous et nous continuons vers le village où nous arrivons enfin, une heure après.Me tenant par la main et de l’autre portant ses sabots, Le Corre me mène devant chez lui. Une seule fois nous devons, en nous aplatissant dans une encoignure, laisser passer un Allemand que le bruit de ses bottes nous a annoncé à l’avance. Il nous faut longtemps gratter aux volets du rez-de-chaussée pour obtenir qu’on nous ouvre et lorsque enfin des volets s’entrebâillent au premier étage, c’est une voix apeurée qui demande ce que nous voulons. Raymond aussitôt reconnu, la porte nous est ouverte toute grande non sans recommandation de silence. La Kommandantur est, en effet, très proche et on est à la merci d’un Allemand attardé comme celui de tout à l’heure. Toutes portes fermées et les rideaux bien tirés, nous devons expliquer, souvent interrompus par leurs exclamations, à M. et Mme Le Corre, les raisons de notre présence.
Tout d’abord – c’est ce qui me tracasse le plus – je veux tirer au clair ce qui se passe sur la plage. Nous sommes vraiment bien tombés : le « château du Parisien » qui n’est du reste qu’une villa, est entièrement occupé par les Allemands qui y ont logé un état-major. Nous aurions vraiment pu mieux choisir que leur propre jardin comme lieu de débarquement ! Quant à la corrida dont nous avions été les témoins, elle était due à une grande « saoulographie » à laquelle se sont livrés ces messieurs et qui, bien entendu, a fini par une bagarre. Nous comprenons alors, Le Corre et moi, avec un petit frisson dans le dos, que l’individu qui se cachait devait être un des leurs. Il est bien évident que si je lui avais proposé un embarquement, l’accord se serait vite fait entre lui et ses compatriotes et nous aurions été dans de beaux draps…
Après deux heures bien employées, puisque j’ai pu recueillir toutes sortes de renseignements sur les laissez-passer, les possibilités de circulation, l’état d’esprit du village et des villages voisins et, chose très appréciable, une collection complète des journaux locaux depuis l’occupation contenant entre autres choses tous les avis de la Kommandantur, il est temps de songer au départ.

À ces mots, l’administrateur se dresse dernière sa table et me montre l’image de la plus parfaite stupéfaction. Peut-être après tout y a-t-il de quoi ! Après m’avoir fait répéter ma déclaration, et ce faisant je ne me sens pas très confortable, sa figure s’éclaire et il semble manifester une grande joie. « Enfin ! » s’écrie-t-il, et il commente cette exclamation sibylline en m’expliquant qu’il était convaincu de pouvoir un jour prendre contact avec « l’autre côté » et qu’il est heureux que cette occasion soit enfin arrivée… ouf !
Avant de commencer toutefois, le lendemain de mon arrivée à Londres, je suis reçu par le général de Gaulle qui est vivement intéressé par tout ce que je puis lui raconter en quelques minutes. Même accueil chez Muselier qui me serre sur son coeur et m’interdit formellement de faire un second voyage, interdiction que je ne prends pas au tragique. Son chef d’état-major, le commandant Moullec, que l’on connaît à Londres sous le nom de Moret, essaye de me persuader d’aller voir un certain « capitaine Passy », qui vient d’être nommé chef du 2e bureau du général de Gaulle, le futur B.C.R.A. Mais j’ai déjà eu le temps de m’apercevoir que tous ces bureaux en pleine organisation dans l’immeuble de Carlton’s Garden sont encore dans une aimable pagaille, sympathique d’ailleurs car la plus franche amitié semble régner (cela ne durera malheureusement pas longtemps), et si je tiens à ma peau, il ne me paraît pas essentiel d’aller raconter mon boniment à des gens que je ne connais pas et qui risquent, en parlant trop, de me « brûler » en France.
– Ah, si vous aviez cambriolé une Kommandantur ou ramené des prisonniers ce serait différent. Vous auriez dû vous astreindre à faire quelque chose de semblable.
Le loch que nous remorquons depuis la sortie de la rade de Falmouth indique près de 100 milles, lorsque vers 3 heures du matin nous arrêtons le moteur pensant nous trouver à proximité du chenal du Four que nous comptons emprunter. Si les boches se sont enfin décidés à patrouiller les abords de la côte, il y a quelque intérêt à être aussi silencieux que possible et, d’autre part, dans la brume qui précède le petit jour, ce serait bête d’aller se coller sur un des nombreux rochers dont ces parages sont parsemés. Ce n’est donc pas sans une certaine satisfaction qu’au lever du soleil nous découvrons la côte sur notre gauche, c’est-à-dire à l’est, à moins de 3.000 mètres, cependant que dans l’ouest nous devinons l’île d’Ouessant. Je ne voudrais pas m’attribuer le mérite d’un atterrissage aussi précis qui n’aurait pu être meilleur avec un radar, mais la providence et le courant ont fort bien fait les choses. Le seul moment pénible à passer est entre 5 heures et 8 heures, parce que nous sommes seuls sans le moindre bateau à l’horizon. Vers 7 h 30 pourtant quelques voiles apparaissent venant du Conquet et nous nous hâtons d’aller nous mêler à elles. Suivant les ordres de la Kommandantur, tous ces bateaux ont, comme nous, un pavillon blanc en tête de mât, et notre présence ne semble éveiller la curiosité de personne.

Le lendemain, lorsque à 7 heures du matin j’arrive sur le quai, le Rouanez, toutes voiles dehors, est déjà hors du port. En le voyant partir ainsi tranquillement, je ne puis m’empêcher de penser aux pauvres poissons, qui, dans la cale, auront fait un trajet vraiment inattendu.
Dans la matinée, mon passager et moi prenons le train de Quimper où nous nous séparons : lui va à Paris, tandis que je vais moi-même faire un tour des côtes bretonnes. Nous devons nous retrouver à Ty-Mad le 17 au soir, étant entendu que l’on ne s’attendra pas et que de toute manière le bateau, qui doit arriver le même jour, repartira le 18.
À Londres, un de mes anciens camarades de Brest, Le Goasguen, rencontré par hasard, en me confiant des lettres pour sa famille, m’avait conseillé d’aller voir son oncle, ecclésiastique, directeur des œuvres du diocèse de Quimper. J’ai tôt fait de trouver son adresse et suis accueilli par une secrétaire qui, pour une raison que je ne puis déterminer tout d’abord, semble stupéfaite à ma vue. Avant d’avertir de ma visite le directeur, elle me prie de donner mon nom et, devant son air effaré, je crois bon, sur l’inspiration du moment, de me présenter sous le nom de M. Étienne, tout en visant déjà du coin de l’œil la sortie. Mais rien de bizarre ne se passe et après quelques minutes on m’introduit dans le bureau du chanoine, homme assez grand, l’air décidé, qui paraît très étonné de constater que je parle français. Il m’explique, en effet, que sa secrétaire vient de l’avertir qu’un Anglais voulait lui parler et de fait, me dit-il, « votre complet gris et votre physique peuvent fort bien vous faire passer pour un citoyen britannique ». Je n’ai pas grand-peine à le convaincre de ma véritable nationalité ; quant à mes vêtements, ils n’ont de britannique que le coup de fer indispensable après un séjour de huit jours dans une valise trempée lors de ma première arrivée en Angleterre. Toutefois, c’est là un avertissement utile et il va falloir modifier mon aspect si je veux pas éveiller l’attention. Cet incident prouve surtout que les gens sont très nerveux et que l’espionnite règne plus que jamais !
Ceci dit, mon brave chanoine me reçoit très aimablement et m’offre le gîte et le couvert pendant mon séjour à Quimper et il va même jusqu’à mettre complètement à ma disposition une chambre qui pourra me servir de pied-à-terre lors de mes passages.
À déjeuner nous parlons longuement de la situation tant en France qu’en Angleterre et surtout nous discutons de l’opinion des Français sur l’attitude adoptée par le général de Gaulle. D’après lui, et j’en aurai confirmation par la suite, la grosse majorité de la population est fidèle au maréchal en tant que seul chef capable sinon, à proprement parler, de tenir tête aux Allemands, du moins de leur inspirer un certain respect. Quant au Général, son attitude est unanimement approuvée.
Les Bretons qui comptent tant des leurs en Angleterre éprouvent une légitime fierté à penser qu’ils ont de nombreux compatriotes parmi les Français qui continuent la guerre. Jusqu’à présent, les attaques radiodiffusées de Londres contre le maréchal n’ont pas été trop virulentes et de l’avis de mon hôte, qui le croit d’ailleurs lui-même, 90 % des Bretons sont convaincus que les deux chefs sont en réalité d’accord.
Le lendemain je vais à Guilvinec en taxi, « le » taxi de Quimper, et laissant la voiture à l’entrée du village, vais tirer la sonnette de Québriac. Il n’est malheureusement pas là, ayant justement dû se rendre à Lorient, mais sa femme me reçoit fort bien et me met au courant des renseignements qu’a pu recueillir son mari depuis mon dernier passage. Elle m’avertit aussi que Le Corre a été retrouvé et qu’il est enfermé dans sa chambre en attendant mon retour, pour éviter qu’il n’aille raconter des histoires au bistro, alors que tout Guilvinec sait qu’il était parti pour l’Angleterre à la fin de juin. Je laisse un mot pour Québriac en lui donnant mon adresse à Quimper et le prie d’expédier Le Corre chez Mme Cariou, à Ty-Mad.
(1) Ce n’est qu’en 1946 que Gauchard me donnera l’explication de ce mystère : la demi-villa qu’il habitait communiquait avec la partie que s’étaient réservés les propriétaires par un passe-plat dissimulé par le buffet de la salle à manger ; la plus grande partie de notre discussion au cours du dîner précédent mon premier départ avait donc été facilement entendue à notre insu !
(2) Il devait mourir en déportation.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 80, 81 et 82, juillet-août, septembre-octobre et novembre 1955.