La 13e DBLE rejoint le France Libre

La 13e DBLE rejoint le France Libre

La 13e DBLE rejoint le France Libre

Il était une fois un capitaine d’origine russe dénommé Kovaloff, grand ennemi de l’emploi des articles dans la langue française. C’est pour cette raison que tous ses subordonnés dont j’étais l’appelaient tout simplement « capitaine » (entre eux naturellement).
Or donc, capitaine, un beau jour de juin 1940 (le 17, très exactement) rejoignit le cantonnement de son unité : la 7e compagnie de la 13e demi-brigade de Légion Étrangère (D.B.L.E.) au Château de l’Argentaye (Côtes-du-Nord).
« Messieurs, dit-il à ses officiers, colonel a décidé partir minuit en reconnaissance. Commandant 1er bataillon, partira avec lui ainsi que lieutenant premier 1re compagnie, capitaine 2e compagnie, lieutenant 3e compagnie C.A.I. et de Lamaze P.C. 2e bataillon, lieutenant premier 5e compagnie, capitaine 6e compagnie, lieutenant premier 7e compagnie, capitaine C.A. 2. Comme cela, si tous tués ou prisonniers, demi-brigade restera commandée correctement… Arnault rendez-vous minuit mairie Plancoët. Colonel fournira transport pour reconnaissance. Vous partez avec ordonnance. Bonne nuit, Messieurs. »
Il en avait de bonnes ! Après une journée fertile en incidents – laïus Pétain au moment où Mme de l’Argentaye allait nous servir un excellent dessert – (tout au moins je le suppose car l’appétit était parti avec les ondes) – Suicide par pendaison d’un Polonais déçu par les événements – Rétablissement des barricades que les paysans enlevaient sitôt après – quelques kilomètres à faire tout seul à pied pour rejoindre la mairie de Plancoët – plus de deux heures à tuer avant le rendez-vous.
Minuit. Tout le monde est là. Capitaine a dû se tromper dans ses calculs ou colonel qui affectionne particulièrement le chiffre 13 a majoré pour mettre la chance de son côté – en tous cas 13 officiers, 13 légionnaires et des taxis réquisitionnés avec chauffeurs.
Destination : Rennes.
Je m’endors dans le taxi et me réveille seul, la voiture arrêtée devant un grand bâtiment lézardé. J’y pénètre : beaucoup de salles vides, des vitres cassées, un bruit de voix.
Le colonel est là entouré des 11 autres devant le général Guitry qui me réveille tout à fait, parce que je l’ai connu avant 1937 dans la région fortifiée où il semait la terreur. Il semble avoir changé.
« Mon Colonel, je vous préciserai votre mission dans vingt-quatre ou quarante-huit heures car j’ai demandé il y a trois jours au gouvernement qui commandera la position.
« Est-ce René ou Gaston Altmayer ? Est-ce moi ? Nous n’avons pas encore la réponse.
« Cependant, vous devez vous rendre à Saint-Aubin-du-Cormier où vous trouverez le colonel Segretain qui vous montrera les emplacements à tenir.
« Vous arrêterez la Panzer Division qui s’est arrêtée à 25 kilomètres de là hier au soir.
« Vous incorporerez dans vos points d’appui l’infanterie française de la Xe armée qui suit la Panzer Division et vous arrêterez l’infanterie allemande qui suit l’infanterie française.
« Je ne sais pas encore si je ferai rejoindre votre demi-brigade en camions ou par le train.
« Avez-vous des canons antichars, Mon Colonel ?
« Deux, Mon Général.
« Oh ! mais vous êtes riche !
Alors Magrin-Vernerey, plus connu depuis 1940 sous le nom de Monclar, pose une question : durée de ma mission ? Réponse du général : « Sans esprit de recul ». – Le colonel Magrin-Vernerey :
« Mon Général, vous me donnez pour quatre vagues bataillons en ligne, et deux bataillons en réserve, un front presque de corps d’armée et vous me demandez de tenir jusqu’à la mort. C’est une mission que je n’ai jamais acceptée. Donnez-moi l’ordre de résister tant d’heures ou tant de jours. Oui. Si c’est parce que ce sont des légionnaires que vous pensez pouvoir les sacrifier inutilement, vous vous trompez ; je ne les sacrifierai pas, eux ce sont des vainqueurs.»
Le général pose son regard sur le colonel et lui demande de l’accompagner dans une pièce voisine. Quelques minutes s’écoulent le colonel revient et dit à ses officiers : « Messieurs, nous partons ».
Plus tard, j’ai appris que le général avait dit au colonel : « Il est bien entendu, mon petit, que vous ferez ce que vous voudrez », ce qui n’avait pas eu pour effet de rehausser le général dans l’esprit du colonel.
J’étais arrivé en fin d’entretien mais le bon général m’avait parfaitement résumé la situation ! Je crois me souvenir qu’il était aux environs de 5 heures du matin.
La caravane se reforme et continue sur Saint-Aubin-du-Cormier où dans une salle d’école le colonel Segretain nous fait un amphi sans doute moins passionnant car je n’en trouve plus de trace dans ma mémoire.
Quatre bataillons étaient en ligne ; ils s’étaient tous rendus sans un coup de fusil ; un aspirant et 17 autres qui n’avaient pas voulu se rendre étaient venus au P.C. du colonel rendre compte que leur bataillon s’était rendu à une patrouille de motocyclistes allemands qui avaient donné des cigarettes aux hommes, et de l’essence au chef de bataillon pour rentrer chez lui.
La suite de la journée m’est restée sous forme de films cérébraux ; je les donnerai donc dans un ordre chronologique.
1re séquence – Une pause à Saint-Jean-sur-Couesnon : à 20 mètres et à l’Ouest d’un petit pont, une section sans armes manie pelle et pioche pour, creuser une tranchée en travers de la route. Les hommes reviennent de Dunkerque via l’Angleterre. Leur ouvrage n’a guère que 10 centimètres de profondeur, 15 de largeur sur la moitié de la chaussée. Le flot des réfugiés empêche de travailler sur l’autre moitié.
Le capitaine Amilakvari s’étonne et suggère que si le but est d’empêcher la Panzer de passer il vaudrait peut-être mieux faire sauter le pont.
Le lieutenant, chef de section lui répond que seul le capitaine du génie est en droit de le faire sur ordre personnel du général commandant la région et que si cet ordre était donné il y aurait lieu de l’accompagner d’explosifs, les fourneaux étant vides.
Un gendarme perché sur une charrette répond au capitaine Amilakvari qui lui demandait s’il savait où se trouvaient les Allemands :
« Ils sont à environ une demi-heure d’ici. Hier soir (?) deux motocyclistes m’ont arrêté alors que je circulais à bicyclette et m’ont demandé mon pistolet. Après que je le leur eusse remis ils m’ont fait pénétrer au café, m’ont offert le champagne qu’ils ont payé avec de l’argent français et ils sont partis me laissant libre d’aller à ma guise. »
Le colonel Magrin-Vernerey et le capitaine Koenig qui ont procédé entre temps à une reconnaissance d’ensemble de la position de la 13e D.B.L.E. regagnent plus tard Saint-Jean-du-Couesnon, centre de la position. Le maire de Saint-Jean-du-Couesnon veut déclarer son village « ville ouverte » car il nous voit décider à tenir et vient travailler avec les anciens combattants de 1914-1918. Le colonel réquisitionne des compagnies d’ouvriers, des unités isolées, et plus tard un magnifique escadron de reconnaissance dont le lieutenant lui dit répétant le mot de Gallipet : «Tout ce que vous voudrez et tant que vous voudrez ».
En route, ils ont rencontré une voiture escortée de deux cyclistes. C’est la brigade d’Évreux qui replie ses archives sur Brest « Continuez votre route ». Un peu plus loin, ils ont également rencontré un peloton cycliste de gardes mobiles commandé en bon ordre par un adjudant :
« Quelle est votre mission ?
« Nous replier vers l’ouest.
« Faites demi-tour et venez avec nous, en attendant nos troupes, vous nous aiderez à défendre le pont du Couesnon ».
Quelques hésitations. Le peloton obéit aux ordres, participera à la construction d’une médiocre barricade et tirera un peu plus tard sur une patrouille motocycliste allemande. Cette patrouille manifestement surprise de trouver une résistance, disparaîtra et, empruntant un autre itinéraire, passera vraisemblablement par Saint-Aubin-du-Cormier une demi-heure plus tard.

2e séquence
– Le regroupement des reconnaissances des deux bataillons doit avoir lieu à 11 heures à Saint-Aubin-du-Cormier, centre téléphonique d’où le commandement peut avoir, par les postiers d’un admirable dévouement, non seulement des liaisons avec les unités, mais en plus des renseignements sur les Allemands, renseignements que les postiers donnent, avec un courage et une précision vraiment remarquables.
À l’entrée de ce village, le colonel Segretain surveille la construction d’un barrage de fascines en travers de la route. Mais deux automitrailleuses et des motocyclistes allemands sont déjà passés et ont ramassé les armes des militaires rencontrés. Ils ont poursuivi leur route sur Rennes. Coup de téléphone du colonel Magrin-Vernerey à l’état-major isolé de Rennes : on comprend que cet état-major a été fait prisonnier vers midi. Le chef d’état-major répond au colonel :
«Tenez, tenez bon ; je suis obligé d’interrompre la conversation, vous comprenez ils sont là ».
D’après les renseignements reçus par le lieutenant commandant le peloton motocycliste, deux états-majors d’armée et deux états-majors de corps d’armée se sont rendus à une compagnie motocycliste allemande suivie de blindés. Le colonel réclame et obtient le commandement sur toutes les troupes qui tiennent encore à l’est de Rennes.

3e séquence
– On signale que dans un village un train militaire est attendu. C’est peut-être l’arrivée des deux bataillons de la 13e D.B.L.E. dont en n’a plus aucune nouvelle. Le colonel s’y rend avec le capitaine Koenig et les officiers du 2e bataillon. À leur arrivée, le train est déjà là, vidé de ses troupes. Pas question de légionnaires. Il s’agit de 3 à 400 combattants, formés de petits détachements disparates qui ont déjà déposé leurs armes à la mairie. Le colonel donne l’ordre à l’officier qui les commande de faire, percevoir à nouveau les armes. La troupe grogne. Sur menace de faire fusiller l’officier et quelques braillards, la troupe se reforme en ordre et reprend les armes.
4e séquence – Le colonel se rend compte que les deux bataillons de la 13e D.B.L.E. ne le rejoindront plus. Conformément à ce qui a été entendu avec l’état-major de la division avant notre départ de Plancoët, ces deux bataillons ont dû être détournés, peut-être vers Brest, ce qui serait pour eux le salut possible. Le colonel réquisitionne les cars d’un groupement de transport qui se trouvent dans la région et forme une colonne homogène pourvue de ravitaillement trouvé çà et là. Le but est de soustraire cette troupe à la capitulation et de l’envoyer en direction de Nantes. Aussi longtemps qu’on le pourra, elle sera conduite par nous. Je suis dans le car n° 2. Nous cheminons par les chemins creux où nous sommes assez bien défilés. De temps à autre, nous nous arrêtons pour faire monter des soldats polonais. Nous ne laissons monter que ceux qui ont une arme.
À 15 h 40, le colonel donne l’ordre de repli.
Entre 16 et 17 heures, le colonel stoppe. Il dirige les cars et leur chargement vers Nantes. La reconnaissance des officiers de la 13e D.B.L.E. doit se diriger sur Plancoët pour essayer de retrouver les traces de la demi-brigade. Il y a là 13 officiers et 13 légionnaires de la 13e !
Il paraît que nous approchons de la route nationale où défilent à toute vitesse les Panzers (blindés) vers Saint-Brieuc.
Il nous faut franchir cette route, direction plein Nord, mais pour cela nous attendrons la nuit.
En attendant nous prenons refuge dans une ferme où l’omelette est bonne. Le fermier qui se renseigne auprès du colonel et a vu à qui il avait affaire, nous a fort bien reçus, et a refusé tout paiement. Mais avant de nous faire entrer chez lui il a dit : « Mon Colonel, j’ai fait l’autre guerre. Qu’est-ce qui nous a changé nos enfants ? »
La grande aventure commence. Le digestif consiste à rédiger sous la dictée du colonel, puis à lui faire signer un papier dont voici en ce qui me concerne la reproduction exacte de l’original que j’ai conservé et que je suis confus d’incorporer dans des mémoires établis de mémoire :
« Le lieutenant-colonel Magrin-Vernerey certifie que le lieutenant Arnault a été rendu libre de mouvements en raison des circonstances militaires », signé Magrin.
Les chauffeurs de taxis ont disparu. Le colonel nous donne l’ordre d’expliquer la situation aux légionnaires et d’agir avec eux comme il a agi vis-à-vis de nous.
5e séquence – Je me vois expliquant le « topo » à Juan mon ordonnance et aux légionnaires du 2e bataillon et au P.C. du colonel. Nous essayons de rejoindre Plancoët où nous avons laissé la demi-brigade hier soir. Si elle y est tout va bien. Si elle n’y est pas, nous essaierons de gagner l’Angleterre. Le franchissement de la Panzer-Division (blindée) aura lieu vers 23 heures en taxi ; ceux qui veulent venir avec nous seront les bienvenus, les autres sont libres d’agir.
Tous préfèrent tenter de rejoindre la 13e à pied, estimant qu’ils ont plus de chance de réussir ainsi. Je leur indique la direction. Le départ aura lieu dès que toute trace de notre séjour dans la ferme aura été effacée. Nous nous allégeons également, et mon beau sac de couchage en duvet va servir de couche aux grenouilles de l’étang.
Le moment de se séparer approche. Les officiers du P.C. du colonel et du 2e bataillon partent ensemble en deux taxis, l’un conduit par le capitaine Koenig qui ouvre la route, après l’avoir ouverte depuis 17 heures. L’autre pose un problème : seul de Lamaze a son permis mais n’ose prendre le volant car il n’a pas conduit depuis longtemps.
C’est alors qu’un légionnaire accepte de conduire sous condition qu’à destination, si nous partons en Angleterre, nous le laissions repartir avec le taxi, ce qui est promis.
6e séquence – Les deux taxis sont arrêtés à proximité de la route nationale. Capitaine Koenig (au volant), capitaine Amilakvari, capitaine de Knorre, lieutenant Laborde dans le premier.
Légionnaire X. au volant, lieutenant de Lamaze, le colonel et moi dans le second.
Amilakvari et de Lamaze passent à pied entre deux rames, ils sont munis d’une lampe électrique et nous feront un appel de lampe lorsque les deux voitures pourront bondir.
Les minutes sont longues et les moteurs allemands qui défilent sur notre front ronflent sérieusement.
Enfin la lumière : comme un éclair nous sommes de l’autre côté.
7e séquence – Devant la mairie de Plancoët, tout est mort ou plutôt tout est vide. Pas de trace de la 13e.
Passent deux militaires ivres ; le colonel en interroge un et étranglé pour sa réponse : « Nous, on est des prisonniers ».
8e séquence – La gare de Plancoët. Le colonel et le capitaine Koenig s’entretiennent avec le chef de gare qui leur a ouvert sans trop de difficulté. Avec nos bérets et nos capes brunes, il nous prend pour des Allemands et répond : « j’ai fait la guerre 1914-1918, vous pouvez me fusiller si vous voulez, je ne dirai rien ». Enfin il nous reconnaît et téléphone avec prudence sur la ligne aux différents postes qui veulent bien répondre encore. L’un d’entre eux fait savoir à mots couverts, car il doit être surveillé, que la 13e a été embarquée le 18 au matin, comme prévu, en direction de Dinan. Il semble qu’elle soit repassée plus tard en direction de Brest.
Soulagement général. Nous remontons en taxi, direction Nord vers la mer.
9e séquence – Le colonel et moi devant une porte d’auberge à Saint-Jacut, Koenig plus loin en protection.
Nous tapons à la porte. Une fenêtre grince au premier :
– Ouvrez,
Pas de réponse.
– Ouvrez, nous sommes armés,
– Un instant, je m’habille,
– Faites vite.
Enfin, un homme nous ouvre.
– Conduisez-nous au maire du Guildo.
Nous descendons à pied.
Chez le maire où l’huis s’ouvre plus volontiers, l’aubergiste n’a pas accès. Nous a-t-il attendus ? Est-il reparti ? Je ne le vois plus sur mon film.
Le colonel explique la situation au maire et lui indique sa volonté de passer en Angleterre.
Le maire, M. Digonet répond que la mer est démontée, que pour passer en Angleterre il faudrait une barque pontée et que le plus sage serait de se réfugier dans une des deux îles au large du Guildo. L’île la plus éloignée est un piton rocheux sans eau ni végétation. Par contre, l’île des Ebihens appartient à un docteur et comporte une maison d’habitation.
Au colonel de choisir. Le maire trouvera un pêcheur susceptible de nous faire prendre pied sur l’île. Pour la suite on avisera.
Le colonel se décide pour l’île des Ebihens. Nous retournons au champ de céréales près de l’auberge du carrefour. Malgré nos appels discrets, personne ne répond.
Nous plongeons dans les céréales et retrouvons l’équipe au complet en train de « ronfler ».
M. Digonet nous conduit chez un pêcheur.
L’aubergiste est M. Lelandais.
Le pêcheur est M. Lemasson François, à moins que ce ne soit l’inverse.
10e séquence – Une barque à voile qui ne peut contenir que deux passagers à la fois. Nous étions sept et je ne vois que deux voyages. Mystère de l’arithmétique. Il est environ 6 heures du matin.
11e séquence – Réunis sur l’île, nous avons azimuté le toit d’une maison. Respectueux de la tactique, nous faisons une manoeuvre de débordement pour arriver à l’arrière. C’est justement la face sur laquelle donne la fenêtre d’Yves Gautier, jeune garçon de 10 à 12 ans qui nous accueille et réveille sa mère, remariée au docteur Causeret.
Aucune présentation. De cette façon, nos hôtes pourront soutenir en toute honnêteté qu’ils ne nous connaissent pas.
Nous sommes le 19 juin à 6 h 30.
Une demande brève du capitaine Koenig :
« Madame, pouvez-vous nous cacher et nous faire passer en Angleterre ou à Jersey ? »
« Vous cacher, on essaiera, quant à l’Angleterre il vente à quatre ris et les bateaux de Saint-Jacut ont 4 à 5 mètres ; vous iriez certainement par le fond ».
Café, crème, casse-croûte et tout ce qui peut servir à s’étendre reçoit un client prompt à s’endormir. Nous sommes harassés.
12e séquence – Il faut absolument passer en Angleterre sous peine d’être faits prisonniers tôt ou tard. Et nous ne le voulons pas. Vers 10 heures, le capitaine Koenig travesti en civil, part avec le docteur Causeret. Ils emportent des sacs tyroliens pour ramener les vivres qu’ils pourront acheter. Ils traversent à marée basse et arrivent à Saint-Jacut où ils se rendent auprès du maire. Le capitaine Koenig expose à ce dernier la situation et le projet de ses camarades. Le maire lui dit qu’il ne trouvera pas de pêcheur disposé à les passer en Angleterre en raison de l’état de la mer et de la taille des bateaux. Visiblement on ne met aucune bonne volonté à aider le docteur et son compagnon. Finalement, il faut faire demi-tour et revenir aux Ebihens avant la marée haute.
Entre temps, le docteur Causeret et le colonel, en parlant, se reconnaissent comme condisciples du lycée de Besançon. « Vingt ans après ! »
Vers 15 heures, nous sommes six à écouter Mme Causeret qui, dès notre arrivée, a pris la direction des opérations.
Vers 10 h 30, elle a aperçu une vedette s’ancrer devant Saint-Briac. Au courant de nos projets, elle va tenter de réveiller le colonel : rien à faire. Elle s’attaque victorieusement au lieutenant de Lamaze qui a récupéré ; il s’équipe, et part avec le jeune Yves Gautier. La marée est basse, on peut rejoindre la terre à pied – 10 km – il faut faire vite.
Nous l’attendons.
13e séquence – Il est environ 18 heures. Une barque à voile barrée par le patron David, un solide marin. De Lamaze est à bord. Il nous dit que la vedette appartient au service hydrographique de la marine. Son pilote a quitté le Havre avec ordre de rejoindre l’Angleterre mais ne pensait le faire
prétend-il, qu’après un tendre baiser à son épouse, d’où le crochet.
Il n’accepte de nous conduire qu’aux îles anglo-normandes, car la mer est très mauvaise. Il demande, si mes souvenirs sont exacts, 2.000 francs par personne et la promesse de faciliter son retour. C’est à peu près la fortune de chacun.
« Enfin, c’est un salaud, dit le colonel, mais nous payerons puisqu’on ne peut se passer de lui ».
Adieux aux Causeret, la barque à voile nous emmène au crépuscule vers la vedette toujours ancrée en rade de Saint-Briac.
14e séquence – La vedette, un rafiot qui n’avait pas le droit en temps de paix de sortir du port du Havre. Seul le moteur est à l’abri d’un habitacle. Une seule place couchée en bois verni.
Nous nous installons.
Le colonel décide que chacun montera le quart. La nuit est divisée en sept tranches égales car notre pilote ne veut naviguer que de jour et il faut l’empêcher de disparaître (nous avons payé la moitié d’avance) .
Le colonel monte le premier quart ; nous lui tenons tous compagnie.
Je monte le dernier quart et je suis tout seul.
Il est 5 heures du matin et le jour commence.
Trois avions nous survolent en rase-mottes. Je décide par habitude qu’ils sont ennemis. Ils l’étaient, sans doute possible. Cela impressionne le pilote qui met le moteur en route.
15e séquence – Le capitaine Koenig, de Lamaze et moi ouvrons une boîte de singe dont j’ai une petite provision dans mon sac avec des cigarettes.
Tous les autres sont couchés. Ils n’aiment guère les montagnes russes. La mer est dure avec en moyenne des creux de 2 ou 3 mètres.
Le nautonier nous offre généreusement du cidre mais il faut que j’aille le chercher dans un habitacle où le colonel s’est réfugié pensant que les odeurs d’huile brûlée le rendront, moins malade que la méchante mer.
Nous arrivons en vue de Jersey. Bref conseil de guerre. Qu’allons-nous faire du pilote ? En somme ce marin de l’État a reçu l’ordre de rejoindre l’Angleterre et non seulement ne l’a pas exécuté, mais a monnayé notre transport par un bâtiment de l’ « État ». Le descend-on après l’avoir payé ? Si on le largue, il faut le faire en dehors des eaux territoriales. Le colonel estime que si on le descend, cela ne lui facilitera pas le retour qu’on lui a promis. C’est un salaud : qu’il aille se faire pendre ailleurs. Cette délibération de cour martiale en sa présence a dû constituer un châtiment suffisant.
16e séquence – Le quai de Jersey sur lequel nous arrivons pile. Des douaniers, des papiers rédigés en Anglais et qu’il faut compléter.
Interprète désigné d’office en raison de ma filiation, je dois faire signer à tous une déclaration sur l’honneur comme quoi nous n’importons pas le doryphore.
Nous sommes le 20 juin vers 15 heures.
17e séquence – Une salle de bain avec une baignoire pleine d’eau noire. Une Française d’origine nous a conduits au consulat de France, puis nous a ramenés chez elle pour nous offrir un « nice tea ».
Le souci de la propreté nous a fait demander un bain. Mais, l’eau était-elle rare, nous avons passé dans l’ordre hiérarchique inverse dans la même baignoire et la couleur me donne une notion de mon ancienneté.
Toutefois, nous sommes bien rasés car Amilakvari a gardé son Gillette et comme je n’ai pas souvenance d’une opération pénible il doit avoir plusieurs lames.
Koenig a acheté deux imitations de Gillette pour le colonel et pour lui car l’argent, rare, ne peut se gaspiller.
18e séquence – L’entrée des docks à Jersey.
Nous sommes le 20 juin vers 19 heures.
Colonne par deux.
Capitaine Koenig, homme de gauche.
Colonel Magrin-Vernerey, serre file.
Mais nous sommes dix, encadrés par des soldats. L’Intelligence Service se méfie, à juste titre d’ailleurs.
En plus, des fonctionnaires officiels ci-dessus désignés le reste de l’équipe soit :
Amilakvari, de Knorre, de Lamaze, Laborde et Arnault et le capitaine Reyniers, du 4e bureau 10e armée, rencontré au consulat et qui nous dit avoir entendu dire qu’un général français, dont il a oublié le nom, regrouperait les Français en Angleterre.
À défaut de précisions, nous sommes faits à l’idée de continuer la lutte avec l’armée anglaise.
Le colonel dit : « S’ils nous prennent comme officiers, cela va bien. Mais s’il faut recommencer comme 2e classe, ce sera dur ».
Plus une jeune fille française confiée au colonel par le consulat qui s’est occupé de notre embarquement sur un cargo de réfugiés.
Et enfin, un colonel de Sa Majesté britannique qui s’approprie la garde du sexe féminin et commande notre détachement.
19e séquence – Les autorités évacuent Jersey.
À bord du dernier cargo de réfugiés, seul le colonel a droit à une place assise.
Nous passons la nuit à osciller d’un pied sur l’autre en prenant appui sur le bastingage. Seul le capitaine Koenig, dormeur infatigable quand il le peut, ferme les yeux.
Le matin, je reconnais Southampton.
20e séquence – Un officier de liaison français vient prendre livraison de nous, nous emmène déjeuner à une popote quelconque et nous conduit à la gare.
Au moment où nous franchissons les grilles de la gare maritime, stupéfaction, un légionnaire… Aussitôt interpellé par qui de droit, il nous apprend que toute la 13e demi-brigade est là devant les wagons. Embarquée à notre insu par le général Béthouart, elle attend le départ pour on ne sait où. Le commandant Cazaud la commande. Il ponctue son commentaire d’un geste large. Il a raison.
Adieu l’armée anglaise, grâce au ciel ! car l’ordre serré sur les docks de Jersey nous fait tiquer.
Le colonel me donne l’ordre de rester 24 heures à Southampton pour changer l’argent des officiers. Enfin la connaissance de l’anglais me donne une satisfaction. Je me promets une bonne nuit à l’hôtel.
Nous sommes le 21 juin vers 14 heures.
Le 22 juin 1940, la radio britannique annonce avant le discours du général de Gaulle, le ralliement « avec son chef de corps de la 13e Demi-Brigade de la Légion étrangère qui prit Narvik ».
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 122, novembre-décembre 1959.