Le ralliement des volontaires de Chypre

Le ralliement des volontaires de Chypre

Le ralliement des volontaires de Chypre

Le 24e R.I.C., stationné le 10 juin 1940 à Tripoli de Syrie, à quatre bataillons était commandé par le colonel Fonferrier, homme de grande valeur, aimé de tout son régiment ; il en avait fait une unité de tout premier ordre.

Ce régiment comprenait cadres et hommes venant de tous les régiments coloniaux blancs en garnison en France en août 1939, et quelque 500 réservistes ayant rejoint après la mobilisation.

Le R.I.C.M. d’Aix-en-Provence fournissait le 1er bataillon sous le commandement du chef de bataillon Gauthier.

Les 2e R.I.C. de Brest et 3e R.I.C. de La Rochelle constituaient le 2e bataillon sous le commandement du chef de bataillon Olive, connaissant à fond la Syrie.

Le 3e bataillon comprenait des éléments des 1er, 21e et 23e colonial en garnison à Paris et du 2e R.I.C. (entre autres la compagnie capitaine Lafitte à laquelle appartenait le sous-lieutenant Roudot) commandé par le chef de bataillon Douard, parti en permission en mai 1940 en France et auquel il avait été donné un commandement lors de l’envahissement des Allemands en France.

Au 10 juin 1940, un capitaine avait le commandement de ce bataillon.

Le 4e bataillon était constitué par une compagnie d’engins, une compagnie de transmissions et la C.H.R.

Le récit du ralliement de Chypre a été effectué par notre cher camarade Roudot ayant combattu en Égypte, Libye, Tunisie, Italie, France. Devenu administrateur des colonies en A.E.F., la guerre finie, il décédait comme administrateur de Paouwa en Oubangui, atteint d’une bilieuse contractée en service.

La garnison britannique de Chypre trop peu nombreuse le 10 juin 1940 à la déclaration de guerre italienne, le commandement britannique du Middle East au Caire faisait appel au général Mittelhauser, commandant des troupes du Levant depuis le retour du général Weygand en France, pour l’envoi à Chypre d’un bataillon blanc français.

Le 24e R.I.C. devant fournir ce bataillon, le 3e bataillon était désigné pour Chypre. Le commandant Gauthier, commandant du 1er bataillon, passait au commandement de ce bataillon de Chypre.

Le 15 juin 1940, le 3e bataillon du 24e R.I.C. quitte Tripoli et fait mouvement par convoi auto sur Beyrouth en vue de son embarquement à destination de Chypre.

La composition de ce bataillon est la suivante :

État-major du bataillon : commandant Gauthier, chef du bataillon ; capitaine Meunier, adjoint ; lieutenant Cadeac, officier des détails ; sous-lieutenant Jacquin, officier de renseignements.

9e Cie de F.V. : capitaine Clausse, commandant de compagnie ; lieutenant Morel, chef de section ; lieutenant Barbas, chef de section.

10e Cie : lieutenant Cavelier ; sous-lieutenant Roudot ; sous-lieutenant Gourvez.

L’effectif total est d’environ 900 hommes (1).

Le 17 juin, ce détachement embarque sur deux cargos anglais et fait route sur Chypre escorté par trois contretorpilleurs anglais et accompagné par l’aviation.

Ce jour même, le détachement débarque dans le port de Famagouste et dès le lendemain les dispositions sont prises pour occuper les points névralgiques et coopérer avec les forces anglaises à la défense de l’île. Il est à noter que le détachement, renforcé d’une escadrille de chasse basée à Nicosie, dispose d’un effectif deux fois plus considérable que les forces d’occupation britanniques et de moyens plus puissants, et nous verrons plus loin l’influence qu’aura cette infériorité sur la position que prendront les Anglais à notre égard le jour ou s’opérera la dissidence.

L’ensemble du détachement doit assurer la défense de la côte sud de l’île contre tout débarquement dont elle est menacée à partir des bases italiennes de Rhodes ; il doit entre autres disposer d’une réserve pour appuyer éventuellement la défense anglaise au nord de l’île dans la région de Kyrenia. Le dispositif adopté est le suivant : la 10e compagnie occupe l’enceinte fortifiée de Famagousta. Le P.C. s’installe à Varocha, faubourg de Famagousta, avec une importante réserve composée de la 11e compagnie, de la C.A. et un détachement du Train, la 9e compagnie occupe Larnaka. Ce dispositif sera maintenu jusqu’au jour de la dissidence et aucun événement ne viendra troubler la quiétude de l’île.

Le 18 juin, nous lisons dans les journaux grecs que la France est sur le point de capituler, et qu’un jeune général lève à Londres l’étendard de la Résistance. De Gaulle ? connais pas ! et toi ? « non plus ». Ce sont les mêmes questions et réponses qui circulent parmi les 900 Français de l’île. Pendant quelques jours nous sommes tous trop atterrés par les événements qui se passent si loin de nous pour penser à autre chose qu’à la capitulation proche, mais bientôt nous reprenons conscience de notre force intacte et de notre isolement qui nous laissent à l’abri des entreprises allemandes immédiates.

Dès la fin de juin, on se chuchote entre camarades que tout n’est pas perdu, que notre honneur de soldat nous commande de poursuivre la lutte aux côtés des Alliés anglais et que le salut de la patrie exige que nous utilisions nos forces et les armes jusqu’à épuisement. Nul ne peut dire d’où surgit cette sainte révolte. Peut-être sont-ce les raisonnements clairs, froids mais persuasifs du capitaine Lorotte qui déborde du cadre de sa popote ? Peut-être cela a-t-il germé en même temps dans l’esprit de chacun de nous ? Nous le croyons du moins car il nous répugne de soumettre notre esprit dans des circonstances aussi graves.

Dans les premiers jours de juillet, de petits clans d’intimes se forment, se groupent, et bientôt l’idée de résistance prend forme et s’organise. Un conseil de guerre comprenant tous les officiers acquis à l’idée de résistance se constitue sous la présidence du capitaine Lorotte où les décisions concernant l’attitude à prendre en regard des événements qui se présentent sont prises en commun, y assistent le capitaine Clausse, le lieutenant Cavelier, le capitaine Giraud et presque tous les jeunes officiers. Le bloc paraît solide, et nous avons le sentiment de pouvoir emmener la presque totalité du bataillon dans la lutte.

Dès que le chef de bataillon Gauthier a vent de cet esprit de résistance, il a soin de multiplier les conférences de cadres et les contacts personnels pour nous mettre en garde : « Dans huit jours l’Angleterre aura à son tour fait la culbute et alors notre position risque d’être dangereuse ». Auprès de nous, il parle d’obéissance, auprès des autres, de devoir, de prudence, de logique, et chez tous, cherche à saper l’esprit de dissidence par tous les moyens. Il a donné sa parole de ramener le bataillon en Syrie, et il la tiendra envers et contre tous, car poussé par le capitaine Meunier, son adjoint, il emploie maintenant la menace pour faire céder les plus récalcitrants, et d’ailleurs, il est convaincu que les Anglais l’y aideront pour ne pas se mettre Vichy à dos (2).

Les conseils de guerre n’y vont pas moins leur train, et au cours de l’un d’eux, il est décidé de n’entreprendre aucun acte de désobéissance tant que le bataillon sera maintenu dans la guerre, c’est-à-dire tant qu’il aura pour mission de défendre l’île de Chypre. En cela le capitaine Lorotte dispose d’un précieux atout en la personne du sous-lieutenant Jacquin. Officier de renseignements chargé du chiffre, qui lui donne connaissance de tous les messages secrets de Beyrouth avant de les remettre au chef de bataillon.

L’incident de Mers el-Kébir met un peu de désarroi dans les esprits, et il y a quelques flottements dans la volonté de résistance. Le chef de bataillon profite de ce choc psychologique, pour essayer de reprendre le bataillon en main, il salit la trahison anglaise, exalte le sacrifice de nos marins et donne l’ordre d’abaisser les couleurs en signe de deuil. Cet ordre est exécuté, mais le soir nous commentions l’événement. Nous nous persuadons bien vite que les Anglais ne pouvaient agir autrement devant cette menace de voir notre flotte regagner les ports métropolitains. Le lendemain matin, nous refaisons flotter haut nos couleurs pour signifier aux Anglais et à la population de l’île angoissés par notre première réaction que nous sommes toujours à leurs côtés dans la lutte et que nous nous désolidarisons de nos marins qui auraient dû se sacrifier à une plus noble cause.

Dans la soirée du 10 juillet, le capitaine Lorotte convoque le conseil de guerre. Un message chiffré de Beyrouth vient de fixer pour le lendemain le réembarquement du bataillon. Il est temps d’agir. Outre Lorotte, tous les conjurés sont là, y compris les trois commandants de compagnies de F.V. Il est décidé d’effectuer le mouvement de dissidence dans la matinée du 11. Les unités seront réorganisées pour ne comprendre que les volontaires à qui sera confié tout l’armement lourd et l’équipement collectif ; les autres seront regroupés à l’extérieur des cantonnements et il leur sera laissé un fusil et des cartouches pour une question de prestige auprès des Libanais, et un ou deux jours de vivres pour la traversée.

Quant à la position des Anglais à notre égard, que sera-t-elle ?

Nous accepteront-ils ? Nous affecteront-ils dans une légion étrangère ? ou n’interviendront-ils pas tout simplement pour nous faire réembarquer afin d’éviter toute complication diplomatique ? Les Anglais n’ont voulu nous donner aucune assurance, mais Lorotte affirme que c’est parce qu’ils craignent que notre mouvement entraîne des troubles graves et qu’ils ignorent si nous en sortirons victorieux, mais qu’ils nous accueilleront à bras ouverts s’ils constatent que nous avons la force et l’ordre de notre côté. Chacun ayant donné l’assurance qu’il ferait le nécessaire, nous nous retirons pour nous préparer au grand jour.

Le 11, la 10e compagnie (lieutenant Giraud) s’est barricadée dans son enceinte fortifiée. On ne sait trop ce qu’il s’y passe, mais on a tout lieu de penser que le mouvement de dissidence s’opère sans difficulté car le capitaine Giraud est un homme sûr et il est solidement secondé.

La C.A. se réorganise dans le calme et assure la surveillance du P.C. pour empêcher l’E.M. de contrarier la bonne marche des événements. Le chef de bataillon et son adjoint mesurent leur impuissance et se tiennent cois.

La 11e compagnie prend son bain matinal sur la plage de Varocha, car son chef a décidé de ne poser la question de confiance aux hommes qu’à l’issue du bain. Le bain achevé, la compagnie se forme en colonne et reprend la route des cantonnements sans que le lieutenant Cavelier n’ait rien fait. Soupçonnant un revirement dans les intentions de Cavelier, je me concerte avec le sous-lieutenant Gourvez et les sous-officiers, et, avec leur aide, en chemin, je sépare le bon grain de l’ivraie.

J’ai bientôt derrière moi 72 hommes et 17 sous-officiers, tandis que Cavelier ne commande plus qu’à une quarantaine d’hommes et deux sous-officiers. Faute de pouvoir mieux faire, il s’incline et n’intervient pas pour contrarier les ordres que je donne pour la réorganisation de l’unité et la redistribution des armes, des munitions et des vivres.

À Larnaca, le capitaine Clausse a écarté le sous-lieutenant Barbas sous le prétexte d’une mission urgente à Nicosie, et au lieu d’exécuter les ordres convenus la veille, il ramène son unité en bon ordre à Famagouste pour l’embarquement. Là aussi, nous sommes trahis.

Le chef de bataillon a eu raison auprès des faibles et des ambitieux et nous doutions bien un peu que Clausse acceptait de se mettre sous les ordres de Lorotte.

Le lieutenant Barbas est bientôt mis au courant de la trahison de son capitaine. Il rejoint son unité de toute la vitesse de son side-car mais ne parviendra guère à soustraire qu’une trentaine d’hommes à son capitaine.

Dans la soirée, on peut enfin voir clair. La C.A., dont le lieutenant Salin-Pinquer a pris le commandement, forme un noyau solide de quelque 150 hommes bien encadrés tant en officiers qu’en sous-officiers.

La 3e compagnie est réduite à une forte section sous les ordres du lieutenant Barbas.

La 10e compagnie compte une soixantaine d’hommes, également bien encadrés, et a gardé son chef.

La 11e compagnie, commandée par le sous-lieutenant Roudot, compte 72 hommes et 17 sous-officiers.

L’escadrille de chasse a quitté Nicosie deux ou trois jours plus tôt et sous prétexte d’un exercice a été ramenée à Rayak par son chef.

Le détachement du Train, commandé par un sous-lieutenant de réserve, opte pour le retour en Syrie, mais nous lui subtilisons bon nombre de véhicules malgré les ordres contraires.

Le 12e bataillon, qui sera désormais connu sous le nom de bataillon d’infanterie de marine ou B.I.M. en souvenir des anciennes compagnies de débarquement, se groupe au «Gymnasium» de Varosha, tandis que les autres éléments réembarquent dans un désordre indescriptible. Ce même jour, le colonel Fonferrier, dont le prestige était très grand au régiment, arrive de Syrie par avion, harangue le bataillon avec la permission du capitaine Lorotte, met l’accent sur les préparations monstres de l’Allemagne et la chute prochaine de l’Angleterre, exalte le sacrifice des 1.200 marins bretons envoyés par le fond à Mers el-Kébir et fait appel au patriotisme et à la prudence de tous pour nous inciter à retourner en Syrie.

Une vibrante Marseillaise est entonnée en réponse à ces exhortations défaitistes ; le colonel Fonferrier est vaincu, il nous souhaite bonne chance et nous sentons qu’au fond de lui-même, il ne nous désapprouve pas (3).

Dans la nuit du 12, le bataillon est dirigé par voie ferrée sur Nicosie où il reçoit un accueil enthousiaste de la part des Anglais qui, pendant ces deux jours, avaient fait le vide devant nous.

Le 14 juillet, les Anglais organisent une prise d’armes à laquelle participe le B.I.M. qui, à cette occasion, est inspectée par le général commandant les forces d’occupation de l’île et par le résident général de l’île.

Le 15, au cours d’une nouvelle prise d’armes, les Anglais nous font l’insigne honneur de nous remettre un drapeau aux couleurs de l’Union Jack, mais ce geste est assez mal interprété par nous, et nous ne consentirons à déployer ce drapeau par la suite que lorsque nous pourrons mettre à côté de lui le drapeau français qui nous sera remis un mois plus tard par la colonie française d’Ismaïlia.

Le bataillon, qui a demandé à être engagé le plus rapidement possible sur un front de combat, quitte Famagouste et cingle vers l’Égypte le 17 juillet à bord du cargo égyptien Fonadieh escorté de torpilleurs polonais.

Après escale à Haïfa le 22, l’unité débarque à Port-Saïd le 23 et est dirigée par voie ferrée sur Ismaïlia où elle arrive le lendemain.

Nous avons la joie d’être accueillis par la compagnie du capitaine Folliot du même I/24e R.I.C., qui comme nous, avait choisi le chemin de la libération (4).

 

(1) La mission de ce détachement consiste en outre à encadrer un élément avancé destiné à être celui de la future « Armée d’Orient ». Aussi, outre des éléments du train, trouvons-nous un officier du 24e R.I.C., le sous-lieutenant Jacquin, officier du chiffre, disposant d’un détachement de transmissions ; le lieutenant-colonel de La Villéon, de l’état-major de Beyrouth n’ayant fait, compte tenu des événements, que de courtes apparitions à Chypre au titre de ce Q.G. avancé.
Le développement des événements dès l’arrivée à Chypre fit que Jacquin fut intégré par la suite à l’état-major du bataillon où il fut particulièrement bien placé pour connaître les manoeuvres et réaction du noyau « anti-dissidence » constitué par le chef de bataillon et surtout le capitaine adjoint Meunier et l’officier des détails, lieutenant Cadéac.
(2) Le général d’armée Zeller, à l’époque à l’état-major de Vichy, aime à citer un incident typique de cette période d’action psychologique qui fut mentionné dans un rapport adressé sur ces événements au grand état-major : chambré par le commandant Gauthier et le capitaine Meunier qui tentait de lui dresser un tableau des plus noirs de ce qui l’attendait s’il continuait la lutte (séparation de sa famille, et peut-être pour une longue période, carrière dangereusement risquée, etc.), le sous-lieutenant Jacquin les désarma par la réplique suivante : « Comment vous, mes anciens, qui vous glorifiez d’avoir été de ceux de 14, pouvez-vous croire que moi, jeune sous-lieutenant sortant de l’école, je n’aie pas le désir de me battre aussi longtemps qu’il le faudra, alors qu’il y a des forces combattantes qui ne sont pas encore intervenues et que j’en suis ! La guerre de 14 a duré quatre ans, essayons tout de même de faire quelque chose quant à nous ; et puis cela durera ce que ça durera, mais ce serait faire injure aux anciens et à la France de capituler sans combattre. »
Le général Zeller dit que cette partie du rapport est passée de main en main sous le boisseau à Vichy.
(3) À noter que le colonel Fonferrier rentré en France est mort en déportation pour actes de résistance intérieure, et qu’il a été fait médaillé de la Résistance avec rosette.
Tous les hommes de ce détachement ont été traduits devant le tribunal militaire. Les officiers ont été condamnés à mort avec confiscation de leurs biens.
(4) Les renvois établis pour cet article nous ont été fournis par le commandant Jacquin dont il est question tout au long de cet article (N.D.L.R).

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 128, septembre-octobre 1960.