«Quarante-cinq degrés de latitude» par François Coulet

«Quarante-cinq degrés de latitude» par François Coulet

«Quarante-cinq degrés de latitude» par François Coulet

François Coulet est né soldat. Il n’a toujours pensé qu’au métier des armes, ce “rêve de gloire au pied d’un étendard”, comme disait de Gaulle. Mais le destin, au début de sa vie, en décida autrement. Coulet renonça à Saint-Cyr où il voulait entrer, pour ne pas heurter une famille radicale, nourrie dans l’université officielle, et se lança dans la diplomatie. En 1936 il fut reçu au concours des Affaires étrangères. Ayant rejoint la France Libre dès juin 1940, Coulet fait ici le récit du voyage qui le mena d’Helsinki, où il était en poste, via Tallinn, Moscou, Kiev, Sofia et Istanbul, à Port Saïd où il s’engagea aussitôt dans le 1er Bataillon d’Infanterie de Marine. Mais il dut renoncer à son entraînement et aux manœuvres de son bataillon en vue des combats futurs pour effectuer, à la demande du général de Gaulle, d’importantes missions, au Tchad d’abord, auprès de Félix Eboué, puis au Levant.

De Gaulle lui avait dit : “Évidemment dans cette guerre, il faudra s’être battu…” Mais il fit de Coulet, non pas le combattant qu’il aurait voulu être, mais son chef de cabinet, puis le secrétaire général de la Corse libérée en 1943, enfin son premier commissaire de la République en Normandie pour les territoires libérés dès le débarquement. Coulet servit donc là ou on lui demanda de servir.

Il lui fallut attendre la guerre d’Algérie, 11 années plus tard, pour être enfin un combattant et pour tirer, comme il l’a dit un jour, “les dernières cartouches de la France”.

François Coulet n’eut en vérité pas grand remords à quitter la carrière diplomatique pour aller se battre dans les djebels. Le métier de diplomate, sous une IVe République chaque jour plus affaiblie, qui tendait la sébille aux Américains et s’était mise délibérément à la remorque des Anglais, n’était guère exaltant. Coulet, pendant son ambassade à Téhéran de 1950 à 1954 (après avoir été directeur d’Europe au Quai d’Orsay, puis ministre plénipotentiaire en Finlande, avant d’être ambassadeur en Yougoslavie) était bien placé pour juger de l’abîme où était tombée la politique étrangère d’une France plus soucieuse d’appuyer les positions d’une Angleterre hostile à l’Iran que de servir, dans ce pays, ses propres intérêts. Déjà Coulet, en 1940, avait été bien déçu par tous les diplomates français qu’il avait rencontrés, comme le lecteur le verra dans cet article. Beaucoup finissaient, en effet, après quelques “jugements nuancés et balancés”, par accepter la défaite et servir Vichy.

Mis en disponibilité sur sa demande en 1955, François Coulet s’engagea aussitôt dans l’armée de l’air et put réaliser en Algérie le rêve de sa vie : servir sous les drapeaux, se battre enfin. Chef de bataillon parachutiste – grâce à son entraînement pendant la guerre en Écosse – puis, avec le grade de lieutenant-colonel, commandant le groupement des commandos parachutistes de l’air (jusqu’au moment où il fut appelé, en 1960, à la Direction des affaires politiques d’Alger), Coulet dut bien se battre puisqu’il est revenu avec trois palmes et une étoile de vermeil à sa Valeur Militaire ainsi que la cravate de la Légion d’honneur. De toutes les unités engagées en Algérie, c’est celle de François Coulet qui connut le plus grand nombre de jours d’opération, d’héliportages d’assaut et de citations. Bigeard a écrit de lui: “Coulet s’est imposé à ses hommes par son courage, sa résistance physique et son parfait esprit de camaraderie. J’ai pu suivre ses exploits à la tête des commandos de l’air en Algérie (…) Chapeau, monsieur l’ambassadeur”.

La vie, les soucis, les espoirs et les déceptions de son unité de parachutistes sont notamment racontés dans “Vertu des temps difficiles”, son livre de souvenirs paru chez Plon en 1967. Il exprime sur la dernière des campagnes coloniales et sur l’armée des opinions qui ne sont pas toujours partagées.

“Vertu des temps difficiles”, – “Le caractère, vertu des temps difficiles” a écrit Charles de Gaulle – ouvrage insolite où le narrateur s’exprime à la troisième personne et ne respecte aucun ordre chronologique, est aussi, sans aucun doute, parmi les récits les plus précieux qui aient été écrits sur la France Libre. Ah ! Quel éclairage nouveau François Coulet aura-t-il donné par exemple aux malentendus qui, pendant quatre ans, opposèrent de Gaulle à Churchill et à Roosevelt, à la confusion des esprits dans l’Algérie de 1943 divisée entre Giraud et de Gaulle, à la libération de la Corse vue sous l’angle politique, au refus du général de Gaulle, dès les premiers jours de la libération, d’accepter l’affreux “Amgot” que voulaient lui imposer les Anglo-Saxons (1). (“L’action dont je suis le plus fier, a déclaré un jour François Coulet, est d’avoir réussi à imposer l’administration française et à la réinstaller contre la volonté de nos Alliés.”) Les pages consacrées à la première rencontre de Coulet avec le Général, le 27 avril 1941 à Jérusalem, sont irremplaçables et le portrait qu’il trace du chef de la France Libre est certainement l’un des plus talentueux et truculents, des plus précis et exacts, qui aient jamais été faits. Soyons reconnaissants à François Coulet de publier bientôt un second livre de ses souvenirs: « Le Jeu et la Chandelle », dont le héros principal sera, est-il besoin seulement de le dire, le général de Gaulle qui lui aura également inspiré son second titre: après Dakar, en septembre 1940, où les forces de Vichy avaient tiré sur les Français Libres, le Général, hésitant sur la conduite à suivre, avait pensé à quitter l’histoire où il venait à peine d’entrer. “Je voulais, avait-il dit alors, voir si le jeu en valait la chandelle.”

Jean Mauriac

C’est à peu près ce que cela représente sur la mappemonde, du rivage nord de la Baltique à la savane du Tchad. Puisque tu veux que je te raconte, allons-y! Un long voyage, avec beaucoup d’étapes et des moyens de transport divers à la façon d’il y a quarante ans; un voyage qui dura du 3 juillet au 29 août et qui pour moi ne devait même s’achever que quatre ans plus tard (mais cela je ne le savais pas). C’était en 1940.

Nous étions trois camarades de Louis-le-Grand et une femme, – la mienne. Les trois garçons s’étaient connus en Khâgne, puis la vie les avait séparés avant que, par hasard, la carrière diplomatique les réunit.

Helsinki 1939-1940: chez nous la guerre, qui n’était encore que “drôle” et que nous faisions mollement, sûrs de vaincre puisque « nous étions les plus forts » ; en Finlande, une autre espèce de guerre qui venait de finir mais qui pendant ses quatre mois de neige et de glace avait permis à un petit peuple sourd à tout ultimatum, de ridiculiser l’Armée Rouge. Enthousiasme de l’opinion occidentale, stupéfaction à Berlin, inquiétude à Moscou, malentendus partout.

Pierre-Eugène Gilbert et Jean Filliol, mes compagnons de voyage viennent de mourir. S’ils vivaient encore ils ne me démentiraient pas en m’entendant t’assurer que, pour ce qui suivit, il n’y eut pas de malentendu entre nous quand les Panzer entrèrent dans Sedan le 10 mai. Ce que nous savions de notre armée et de nos gouvernants nous interdisait l’optimisme et presque l’espérance.

Officiers de réserve “affectés spéciaux” il était évidemment vain de croire qu’une administration en débandade accepterait de nous voir endosser l’uniforme et d’ailleurs pour aller où? Nous ne pouvions cependant pas, dans ce pays nordique qui avait donné au monde l’exemple de l’héroïsme collectif accepter nous-mêmes de nous conformer à l’abandon national auquel de Paris on nous convia bientôt. Courage? Patriotisme? Esprit de sacrifice? Je ne crois pas que ce soient ces nobles sentiments qui nous aient poussés mais, plus simplement, la colère… Mais toi, avec tes 18 ans, comprendras-tu?

Une colère folle, permanente, qui nous prenait tous les quatre à chaque nouvelle de la radio, à chaque présentation des actualités cinématographiques allemandes dans les salles où nous entrions en nous dissimulant: la Wehrmacht sur les Champs-Élysées, Beauvais en flammes, le général Giraud la main au képi devant les vainqueurs, tout ce gâchis!…

C’est cette colère et non pas l’Appel du 18 Juin, que nous n’avons pas entendu mais que nous avons connu et qui nous parut fort beau et fort bon, – oui, c’est cette espèce de fureur animale, et cette douleur dans la poitrine qui nous ont contraints et jetés sur la route du sud.

Du sud, pas de l’est, vers l’Angleterre car, avec les Allemands en Norvège, et au Danemark comment traverser la mer du Nord? Une préoccupation : ne pas causer trop d’ennuis à notre chef, le ministre de France, Christian de Vaux Saint-Cyr en le laissant seul, ou à peu près, dans sa légation. Descendant d’un général de Napoléon, lui-même dragon ayant chargé à la lance en août 1914, il comprenait les grands sentiments. Je n’eus pas à plaider longtemps et lui-même, feignant de nous croire en vacances, promit de ne constater notre disparition que dix jours plus tard. Il tint parole malgré les instances de son attaché naval et de son attaché militaire qui, eux, nous dénoncèrent à Vichy et, après la libération, poursuivirent leur carrière. Notre révocation signée Pétain parut au Journal officiel le 18 juillet.

Vers le sud donc et, pour toi, une leçon de géographie politique. Nous avions cru comprendre que le général Mittelhauser, qui commandait à Beyrouth, hésitait à reconnaître l’armistice. C’est donc à lui que trois réservistes qui, eux, avaient fait leur choix, iraient apporter le concours de leurs connaissances militaires. Bizarre mais logique, l’itinéraire choisi pour rallier de Gaulle, où qu’il fût, passait par l’URSS et la Méditerranée. Nous avions nos passeports diplomatiques et cela ne paraissait pas impossible. De fait, nos collègues diplomates étrangers à Helsinki nous accordèrent des visas sans poser de question, sauf cependant les Soviétiques qui nous assurèrent que nous n’aurions ce document qu’à la légation de l’URSS en Estonie.

Estonie, Lettonie, Lithuanie… Trois belles petites républiques baltes policées, cultivées, démocratiques, dont les noms mêmes doivent te surprendre et dont personne en tout cas ne parle plus. Aujourd’hui ce sont trois républiques fédérées de la grande Union soviétique. À ce moment-là – juillet 1940 – assistés par la puissante Armée Rouge du voisin de l’est, quelques milliers de communistes locaux s’employaient à changer la constitution, le régime, la civilisation de leurs pays. Débarquement au port de Tallin au milieu des croiseurs soviétiques, puis efficacement aidés par nos collègues Chancel et Laloy qui, en pleine révolution nous obtinrent comme en se jouant nos visas pour l’URSS, nous vîmes ainsi s’écrouler sous nos yeux, après l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne et, bien sûr, la France, un nouveau pari de l’Europe de Versailles.

Nous assistâmes au même processus à Riga d’où le train nous emmena à Moscou. Et là, sur le quai de la gare de Russie Blanche le vendredi 5 juillet à 15 heures, celui qui m’avait remplacé deux ans plus tôt dans mon poste à l’ambassade nous attendait pour nous faciliter les choses. Dès les premiers mots il nous apprit ce qui s’était passé la veille à Mers-el-Kébir.

Essaye de comprendre nos sentiments: une flotte française au mouillage venait d’être coulée et 1.300 de nos matelots tués par des Alliés que nous avions décidé de rejoindre. Les causes, les circonstances nous ne les sûmes, par bribes, que les jours suivants en tentant de démêler le vrai du faux dans la propagande de Vichy que relayaient les ambassades. Je suis content que nous ne nous soyons pas laissé prendre malgré notre douleur et notre colère et que torturés, comme fut de Gaulle lui-même (mais nous ne le savions pas !) nous ayons continué.

À petite allure: cinq jours à Moscou, d’abord, pour attendre des autorisations, des documents, des billets. Nous vivions assez grandement tous les quatre au Savoy avec autant de caviar que nous pouvions en manger, car, ayant l’habitude du pays, j’avais au départ rempli nos valises de chaussures et de vêtements que notre ancienne “gouvernante” née française vendit au marché noir à grand profit pour tout le monde. Et puis il y avait les collègues de l’ambassade qui, curieux de nous, n’osaient trop nous interroger et qui, de déjeuners en dîners, nous offrirent le spectacle de leur désarroi intellectuel.

L’un d’entre eux, celui qui nous avait attendus à la gare et qui m’avait précédé de deux ans au Quai, avait eu la formule juste pour définir la situation en s’exclamant: “Avoir choisi Pétain pour trahir la France !…” Il ne devait cependant pas nous suivre et, recruté par “l’ambassadeur” Scapini, connaître, à Berlin, lui fonctionnaire de Pétain, les bombardements alternés de la RAF et de l’US Air Force.

Quant aux autres, il fallait distinguer : pour le petit personnel de la chancellerie, tout ça c’était la faute aux Anglais qui, d’abord, n’avaient pas fait l’effort nécessaire, qui s’étaient rembarqués à Dunkerque, et qui venaient de couler traîtreusement nos bateaux. Je n’ai pas voulu rencontrer l’ambassadeur, Erik Labonne, que je ne connaissais pas, et qui, paraît-il voulait me voir, mais dont je ne savais que penser, craignant d’ailleurs que connaissant nos projets, il ne s’arrange pour en interrompre le cours.

Chez le conseiller, les diplomates de carrière, l’attaché commercial et les militaires, on se bornait à des jugements nuancés et balancés, à des rappels historiques ; on faisait preuve de beaucoup de “compréhension” pour tout le monde. On s’en tenait là ; ces fonctionnaires, ces officiers français qui vivaient de la France et n’existaient que par elle, étaient brusquement devenus les spectateurs sans responsabilité d’un désastre qu’ils ressentaient avec chagrin mais auquel ils ne participaient pas, qu’ils n’envisageaient pas d’atténuer d’une façon personnelle.

Peux-tu bien comprendre cela toi, garçon d’aujourd’hui? Comment aurais-tu pensé ou agi? Comme ceux-là, agents d’un État vaincu, qui acceptèrent des postes dans les commissions d’armistice ou même signèrent l’armistice, représentants d’un fantôme d’État, qui continuèrent à adresser à Vichy des télégrammes chiffrés dont les Allemands connaissaient le chiffrement?

À ceux d’entre eux que je rencontrai alors je suis quand même reconnaissant de ne pas nous avoir empêchés de poursuivre notre longue route. À Sofia, quelques jours après Moscou, le colonel attaché de l’air qui était un ami, me changea de l’argent mais résista lui aussi à mes arguments. Son secrétaire, Jean Fleuriot, lui, nous rejoignit. Quatre ans plus tard, dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, il fut parachuté en Bretagne. Blessé, fait prisonnier, torturé par les SS, il fut fusillé dans la lande de Carhaix. Lui, sous-officier de réserve, avait choisi.

Du moins ces Français de Moscou, mieux informés sur l’URSS que sur leurs propres sentiments, nous confirmèrent-ils ce que nous devinions: l’espèce de panique qui s’était emparée des gens du Kremlin devant le triomphe trop rapide de la Wehrmacht à l’Ouest. Staline pensait sans doute depuis longtemps qu’une confrontation avec Hitler serait un jour inévitable, mais la disparition de la Pologne en huit jours et de la France en un mois, avec en perspective l’avenir douteux de l’Angleterre, c’était aller trop vite. Il se prépara donc, dans l’inquiétude, et c’est la raison pour laquelle en absorbant Estonie, Lettonie, Lithuanie, Bessarabie, Pologne orientale, il s’occupait à élargir les glacis de la Sainte Russie.

Kiev, Kherson, Bourgas, Sofia, Istanbul, étapes de ce juillet torride pendant lequel en avion ou en train quatre camarades évoquaient plus volontiers leur avenir incertain que le sort de leurs familles dont ils ne savaient rien, ou celui de leur patrie, dont ils ne savaient pas grand chose. Ils apprirent cependant qu’à Beyrouth notre armée du Levant et à Ankara notre ambassade s’étaient prononcées pour l’acceptation de la défaite. Au Caire par contre un petit groupe de patriotes établis en Égypte venaient de créer un Comité national français et de se rallier au général de Gaulle. Ce fut vers eux que nous nous dirigeâmes.

Les diplomates français n’étaient pas les seuls à nous décevoir. Il nous fallut discuter ferme avec certains consuls anglais et, à Ankara, faire le siège de Knatchbull-Hughessen pour obtenir notre embarquement pour l’Égypte.

En ces jours d’été où, à Londres, de Gaulle et Cassin bataillaient avec les services britanniques pour leur faire reconnaître l’originalité et l’indépendance de la France Libre, nos Alliés ne savaient pas trop que décider au sujet de ces Français orphelins qui, de par le monde, venaient frapper à la porte de leurs ambassades. Tous les Anglais ne sont pas des Churchill et, dans l’orient où depuis si longtemps nous les rencontrions en rivaux, les bureaux britanniques ne nous étaient pas acquis d’avance. Le Foreign Office s’en mêlait lui-même, craignant, après Mers-el-Kébir, un conflit ouvert avec Vichy. Par circulaire, il invitait les agents à décourager les fonctionnaires français, qui pourraient avoir les mêmes velléités que nous. Ils n’eurent pas à se surmener.

Le 16 juillet, dans le hall du Tokatlyan, vieille gloire hôtelière du Constantinople romantique d’autrefois et au moment d’embarquer sur un cargo anglais pour l’Égypte nous vîmes arriver un garçon que nous avions connu pendant la guerre d’hiver. Enseigne de vaisseau de réserve et jouissant déjà d’une certaine notoriété “dans le civil”, il venait de Stockholm, par l’Union Soviétique lui aussi et convoyait la valise diplomatique vers la France. Nous crûmes que, glorieux de nature, comme il était, il se joindrait aux quatre glorieux que nous pensions être et que, laissant ses sacs postaux contre décharge au Consulat général, il se joindrait à nous. Mais non. Lui aussi “nous admirait beaucoup…, nous rejoindrait bientôt… ne rentrait en France que pour se faire démobiliser et repartir…”. Il prit son temps et, dans l’intervalle, alla diriger les Jeunesses du maréchal aux Antilles avant de poursuivre une belle carrière.

Je ne raffole pas de la navigation maritime en général mais celle-là pour aller, du 16 juillet au 1er août du Bosphore à Port-Saïd me laisse un bon souvenir avec son mélange d’officiers anglais rejoignant leur corps, d’aviateurs tchèques qui, passés de chez eux en Pologne, puis de Pologne en Russie, allaient comme nous, chercher des armes pour continuer, Avec, aussi, de nombreuses attaques de l’aviation italienne sur notre convoi et son escorte et une forme de bombardement beaucoup plus prenante que lorsqu’on est à terre où l’on ne voit rien.

C’était une période de petite guerre navale entre la Royal Navy et la marine italienne et cela ne manquait pas d’intérêt pour nous autres passagers qui étions, dans ce convoi d’une demi-douzaine de navires marchands généreusement escortés des deux grands croiseurs Liverpool et Capetown et de plusieurs destroyers, spectateurs et peut-être cibles. Le 19 juillet pendant que nous étions au mouillage à Tchanak dans les Dardanelles juste à l’endroit où en 1915 le Bouvet avait sauté sur une mine, il y avait eu un engagement où le Sydney avait coulé le Bartolomeo Colleone. D’autres pouvaient suivre. Des vigies supplémentaires furent choisies parmi les passagers, des tours de veille organisés, des jumelles distribuées. Pour la première fois dans cette guerre, j’allais un peu participer.

Je me demande comment tu te représentes tout cela, que j’essaie de te décrire. Nos sentiments et la scène: une mer lisse au bleu profond sous un soleil éclatant ; couronnées de chapelles blanches, des îles d’un vert sombre le long desquelles nous nous glissions ou qui, au loin, apparaissaient comme des meringues sur un plateau? Quelques vieux cargos prudents autour desquels tournaient des destroyers en alerte, et, pour moi néophyte, une atmosphère de félicité estivale, de vacances, de curiosité et d’appétit pour un danger modéré.

Tout s’anima un jour avec la première alerte, comme nous bordions l’île de Zéa, route au sud à travers les Cyclades, vers la Crète. Un hydravion Savoia, de reconnaissance, tout seul à 1 000 mètres qui tourne autour de nous (on voyait les visages des deux hommes) avant de descendre à 200 mètres et de nous lâcher ses quatre bombes à la fois qui explosent dans l’eau tout près, à tribord. D’autres attaques plus sérieuses suivirent pendant quatre jours, menées celles-là par des bombardiers venus de Libye et réparties sur tout le convoi et son escorte. Je te montrerai les photos de cette forme de combat aéronaval parfaitement démodé aujourd’hui mais alors dans toute sa nouveauté et passionnant, où l’on avait le temps de voir les bombes se détacher, basculer, se diriger vers vous comme si votre personne était leur seul objectif, – et tomber à côté. Le soir, tous les quatre, en buvant de la bière tiède nous nous disputions sur le thème “mourir pour la Patrie” afin d’en faire application à notre cas si la bombe, par exception, ne tombait pas à côté. J’étais, quant à moi, en faveur de l’interprétation la plus large.

À partir de notre arrivée à Port Saïd le 31 juillet, tout marcha vite et bien. Très bon accueil au Caire de l’ambassadeur de Grande-Bretagne Sir Miles Lampson et du général Wavell, commandant en chef, pour qui j’avais des lettres de recommandation. Rédaction d’un rapport adressé au général de Gaulle appuyé par des télégrammes de Sir Miles au Foreign Office. Engagements contractés le 7 août pour Filliol et moi dans l’infanterie coloniale, pour Gilbert dans la marine, pour Michelle dans les services administratifs du Comité français, Essayages d’uniformes chez le meilleur tailleur, John Jones. Plongeon de quelques jours dans les fastes étonnants de la vie cairote et d’une société coloniale à laquelle la guerre (Italiens à la frontière de l’Ouest, Italiens encore à la frontière du Soudan, nationalistes égyptiens et espions partout) ajoutait un merveilleux piment aux agréments du Sporting Club de Gezireh. Dans l’intervalle, manœuvres dans le sable à la tête d’une section du 1er Bataillon d’Infanterie de Marine avec des gars arrivés de Chypre et de Beyrouth mais encore sans grand espoir d’action.

Ayant appris que, loin au sud, mais près du 10e degré de latitude nord, en un lieu nommé Fort-Lamy, un noir, l’administrateur en chef des colonies, Félix Éboué, témoignait de son patriotisme et, malgré bien des obstacles, souhaitait rallier son territoire à la France Libre, je reçus du général la mission de me rendre auprès de lui.

Parti dans un petit de Havilland du Caire le 26 août par Assiout, Assouan, Ouadi-Halfa, Khartoum, El Obeid, El Fasher, Geneina, je le rencontrai dans la “Grande Case” de Fort-Lamy le 29 août. Pour moi, c’était la fin du voyage, – au moins de celui-là. Journey’s end.

(1) En réalité, “l’Amgot” a été fortement récusé par le Général, bien avant « les premiers jours de la libération » (N.D.L.R.).

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 243, 2e trimestre 1983.