Les corvettes de la France Libre dans la bataille de l’Atlantique

Les corvettes de la France Libre dans la bataille de l’Atlantique

Les corvettes de la France Libre dans la bataille de l’Atlantique

Le vice-amiral d’Escadre (CR) E. Chaline, président de l’Association des Forces Navales Françaises Libres, a répondu dès juin 1940 à l’Appel du général de Gaulle en s’engageant dans les FNFL.

Après avoir suivi les cours de l’École navale anglaise, il embarque sur les corvettes de la France Libre, il prend part aux durs combats de la bataille de l’Atlantique et aux opérations du débarquement de Normandie.

Qu’est-ce que la bataille de l’Atlantique ?

C’est la lutte de l’Angleterre pour sa survie. L’Angleterre est en effet une île et tout (ou pratiquement tout) ce dont elle a besoin vient par mer.

Depuis la débâcle de juin 1940, la situation est devenue catastrophique. Du cap Nord en Norvège à la frontière d’Espagne, toutes les côtes sont désormais contrôlées par les Allemands. La flotte française s’est retirée de la lutte, les ports de l’Empire français ne peuvent plus être utilisés. L’Italie qui s’est rangée aux côtés de l’Allemagne barre la Méditerranée, la route des Indes ne passe plus par Suez mais par le cap de Bonne Espérance.

Les Western Approaches, approches de l’ouest de la Grande-Bretagne, sont devenues un gigantesque goulet où convergent les grands courants du trafic maritime : la route des États-Unis, du Canada, celle de l’Amérique centrale et de Panama, enfin celle de l’Afrique et de l’Amérique du sud.

Pour protéger ces routes de ravitaillement, les Anglais ont mis en place un système de convois. Mais il y a pénurie d’escorteurs et l’amirauté a dû mettre en chantier de toute urgence un nouveau type de bâtiments bon marché et facile à construire. Ce sont les corvettes – on a repris le vocable de la marine en bois. Elles sont inspirées d’un chasseur de baleines, de très bonne tenue à la mer, robustes, ne craignant pas l’abordage et relativement rapides (15 nœuds). Elles peuvent être construites rapidement dans n’importe quel chantier privé de moyenne importance. La mise en œuvre et la maintenance de ces bâtiments rustiques peuvent être confiées à des réservistes ou à des amateurs.

Les corvettes déplacent 1 000 tonnes et sont longues d’une soixantaine de mètres. Elles ont un canon de 102 mm, un « pom-pom » de 40 millimètres, une soixantaine de grenades, un « hérisson » qui lance des petites bombes sur l’avant, un asdic et un radar. Prévues à l’origine pour un équipage de 40 hommes, les effectifs ont été portés à 70, dont un LV commandant, un EV second et trois aspirants. Il y a peu de marins de métier. L’immense majorité des équipages se distingue par sa jeunesse, son enthousiasme, son désir de combattre, son authentique patriotisme. La formation des personnels est assurée essentiellement dans les écoles britanniques.

La France Libre armera neuf corvettes ; dans l’ordre de leur armement : Mimosa, Alysse, Aconit, Roselys, Renoncule, Lobélia, Commandant Détroyat, Commandant Drogou, Commandant d’Estienne d’Orves. Elles sont réparties entre l’Atlantique nord et sud.

La vie à bord était dure, non pas tellement en raison des dangers encourus, mais à cause de la mer. Les passerelles des corvettes étaient découvertes, autrement dit à l’air libre. Un frêle cagnard protégeait moralement l’officier de quart et les veilleurs des assauts de la mer. La tenue du poste dans l’écran autour du convoi imposait des zigzags de part et d’autre de la route moyenne, de façon à gêner l’éventuel sous-marin qui tenterait de se faufiler entre deux escorteurs. Quand la mer était grosse, l’une des branches du zigzag, si ce n’est les deux, exposait de plein fouet la corvette au déferlement des vagues. Le bateau tremblait de toutes ses membrures, gémissait ; on avait l’impression, qu’il était comme immobilisé par la montagne d’eau qui venait à notre rencontre. C’était alors une véritable cascade de chutes d’eau qui pendant quelques secondes interminables noyait la passerelle et ses occupants. Il n’y avait plus qu’une chose à faire : se cramponner aux rambardes, au pavois, aux porte-voix, avec l’espoir qu’on ne serait pas balayé par les paquets de mer.

Aucun vêtement ne pouvait nous protéger contre ces assauts. En hiver nous montions prendre le quart chaudement couverts. Notre carapace était constituée par un duffel-coat, manteau trois-quarts en gros tissu de laine de couleur abricot, une serviette éponge serrée en cravate autour du cou et une paire de bottes. En quelques minutes notre manteau triplait de poids sous le volume de l’eau absorbé, la serviette était à tordre et ne jouait plus son rôle de joint étanche ; l’eau dégoulinait le long du corps jusqu’aux pieds qui pataugeaient dans les bottes.

Lorsque la route du convoi nous amenait au sud de l’Islande et dans les atterrages de Terre-Neuve, la bise était glaciale, coupante, les embruns gelaient sur le pont. La barbe que je portais alors givrait ; le sel se déposait aux commissures des lèvres et j’y passais la langue de temps en temps comme si je cherchais à redonner du goût à notre chienne de vie. Après quatre heures de quart face aux éléments déchaînés, j’étais vidé de toute force. Le seul effort auquel je consentais était de me débarrasser de mon duffel-coat et de la serviette ; les bottes, il n’en était pas question, c’était trop pénible. Épuisé de fatigue, je me laissais tomber sur ma couchette. L’eau qui s’était accumulée dans les bottes en ressortait… Moment désagréable bien sûr mais vite oublié, car quelques minutes plus tard je m’endormais d’un sommeil de plomb.

La cabine que je partageais avec les deux autres aspirants donnait sur l’avant-cale et était appelée non sans ironie le cloaque. Il faut avouer que dans ces rencontres avec les tempêtes rien ne résistait aux coups de bélier d’une mer démontée. Notre hublot n’était pas étanche ; sous les assauts répétés des vagues, l’eau s’infiltrait irrésistiblement par petits filets qui s’ajoutaient les uns aux autres pour former une mare sans cesse en mouvement sous l’effet d’un éternel roulis ou tangage. Cette mare avait quelque chose de magique car elle allait dans tous les coins et recoins, passant sous les meubles et effectuant un sérieux nettoyage. Apparaissaient à la surface la chaussette que l’on avait perdue, la facture que l’on avait égarée. Malgré tous nos efforts d’arrimage, bientôt tout partait à la dérive et le cloaque méritait son nom avec ses loques, ses vomissures, ses suintements, son atmosphère chaude et humide des radiateurs de chauffage à vapeur, son odeur sui generis.

L’eau douce était rationnée et pendant une traversée il n’était pas question de prendre de douche. On se contentait de se laver le bout du nez. Les frais de blanchissage étaient limités au « caleçon du convoi ». Les locataires du cloaque avaient une préférence pour les pyjamas en soie naturelle qui nous étaient délivrés par la Royal Navy et qui valaient tous les « thermo-lactyl » que l’on a inventés depuis. Mais il faut avouer qu’après certaines missions d’escorte particulièrement longues et pénibles, les pyjamas auraient pu tenir debout tout droit, imprégnés qu’ils étaient de sel et de sudation.

Pour les corvettes du sud, l’ennemi, c’était le climat. Elles étaient mal adaptées aux pays tropicaux. Leurs ponts en fer ne jouaient pas comme le ferait un pont en bois le rôle d’écran solaire. Les postes d’équipage sous ces tôles étaient de véritables fournaises. Nous vivions entassés les uns sur les autres. Les armoires frigorifiques insuffisantes pour la conservation de vivres frais au-delà de trois-quatre jours tombaient fréquemment en panne. À la mer, les repas étaient uniquement composés de conserves : du singe, de la langue, de la langue, du singe. Pas de légumes frais mais des pommes de terre, des carottes, des choux déshydratés que malgré tous ses efforts le cuisinier ne parvenait pas à réhydrater. Il n’y avait pas de four à pain et le pain anglais qui nous était délivré aux escales moisissait très vite.

La santé n’était pas bonne, le moral s’en ressentait. Des cas de tuberculose, de paludisme, de dengue se déclaraient. Le nombre de malades augmentait chaque jour pour atteindre parfois le tiers de l’équipage. La plupart d’entre nous avaient le corps couvert de dartres, de furoncles et d’éruptions pustuleuses. L’une des plaies du bord était la présence de rats. Ceux-ci pullulaient ; ils se baladaient avec insolence et en ricanant sur les nombreux tuyaux qui vont d’un bout à l’autre du bateau. Justement à bord du Commandant Drogou, l’un des tuyaux passait au-dessus de la couchette d’un des aspirants et était devenu un boulevard très fréquenté. Un jour mon camarade s’était éveillé le pied en sang. Une horrible bête, dont le souffle est anesthésiant, lui avait mangé sans qu’il s’en rende compte toute la corne du pied.

Le danger sous-marin était permanent mais l’action elle-même était rare, souvent courte et d’une grande violence. La règle du jeu était simple : le meilleur gagne. Le premier attrait du combat défloré, on s’installait avec courage, mais aussi sans nourrir le sentiment de faire quelque chose d’exceptionnel, dans la routine de la guerre.

Le péril est partout sur la mer mais nulle part il n’est aussi grand que sur la route de l’Arctique où passent les convois destinés à la Russie. Les convois et leurs escortes sont obligés de se tenir entre la banquise et la côte de Norvège occupée par l’ennemi. Ils sont constamment exposés aux coups non seulement des sous-marins, mais aussi des navires de surface et des avions ennemis. À ces dangers viennent s’ajouter ceux qui tiennent à une nature hostile : froid intense, coups de vent soufflant en tempête, brumes épaisses, obscurité ou au contraire clarté continuelle, incertitude des indications fournies par les compas magnétiques.

En mai 1943, la Roselys est rattachée à l’escorte d’un convoi de 34 navires aux deux tiers américains et chargés d’armes. L’escorte est prise dans le nord de l’Islande. Pendant six jours, jusqu’à l’arrivée à Mourmansk, le convoi et son escorte seront attaqués jour et nuit par des vagues successives d‘avions bombardiers, torpilleurs et des sous-marins. C’est un déluge de bombes et de torpilles. Les postes de combat succèdent aux postes de combat. L’un d’eux a lieu le 27 mai pendant que la Roselys s’est portée au secours du Stary Bolchevik, un cargo soviétique chargé d’essence et de munitions qui est en feu. Sous un énorme parapluie involontaire de fumée noire il continue de faire route à 8 nœuds. La Roselys réussit à s’en approcher en route parallèle à quelques mètres et lui passer ses manches à incendie. Ce n’est qu’au bout de deux heures, alors que les bombes pleuvent de part et d’autre, que le russe signale enfin que l’incendie est maîtrisé. Ouf ! Mais autour d’eux les navires sautent. Un cargo bourré d’explosifs reçoit une bombe de plein fouet : immense flamme montant jusqu’au ciel, puis plus rien. Pas d’épaves, pas de survivants, rien qui surnage. Là où cinq secondes auparavant il y avait un bâtiment et des hommes, il n’y a plus que le vide, le néant.

Le lendemain, les attaques reprennent. La navigation est compliquée par la présence d’un nombre croissant d’icebergs. Par chance une brume épaisse se lève et la visibilité tombe à 100 mètres. Dès qu’elle se dissipe le soir, les bombardements en piqué se succèdent à 20 minutes d’intervalle et continuent jusqu’à l’arrivée à Mourmansk lorsque la chasse russe est enfin capable d’intervenir. Les pertes sont de sept navires (43 000 tonnes) ; un tiers des tanks et des avions, un quart des véhicules transportés, 300 survivants recueillis. Malgré les pertes, le matériel dont les Russes ont tant besoin arrive. Au retour, le convoi n’est pas attaqué car le temps est couvert et la visibilité réduite. Entre l’île Jean Mayen et l’Islande, un erreur de navigation fait que le convoi traverse un champ de mines magnétiques. Cinq navires marchands et le chef de l’escorte sautent. La Roselys entreprend immédiatement les opérations de sauvetage. On voit de nombreux survivants dans l’eau ; l’état de la mer empêche de mettre les embarcations à l’eau : il faut accoster directement les groupes de survivants, malgré les risques énormes que présente cette navette dans le champ de mines. Des filets destinés à grimper le long de la coque sont installés, mais les hommes à demi-asphyxies par la mer et le mazout sont incapables de saisir les bouts et de sortir de l’eau. Il faut envoyer des hommes de la Roselys au ras de l’eau pour les hisser. La Roselys récupèrera 179 hommes de cinq navires différents. Son commandant sera le premier officier à être décoré par les Américains de la Legion of Merit.

Les corvettes de la France Libre ont sillonné l’Atlantique un grand nombre de fois, subi des tempêtes terribles, sauvé beaucoup de naufragés, canonné et grenadé souvent des sous-marins. Deux d’entre elles ont été torpillées : l’Alysse et la Mimosa en février et en juin 1942 (35 et 59 victimes). L’histoire a attribué des victoires complètes à la Lobelia (un sous-marin) et à l’Aconit (deux sous-marins). Toutes les corvettes sont convaincues d’avoir mis à mal quelques ennemis et sans doute lui ont-elles fait des avaries. On peut dire que chacune a pris une part parfois discrète, parfois glorieuse, mais toujours efficace dans le combat pour la libération de la France.

VAE (CR) Émile Chaline

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 262, deuxième trimestre 1988.