Pierre et Adrienne Clavel
The name of Mrs Clavel has been placed on record at The Supreme Headquarters Allied Expditionary Force as being commanded for brave conduct while acting under my orders in the liberation of her country 1944-1945.
Dwight D. Eisenhower
Supreme Commander
BCRA
Pierre : O.LH. – CG. – MR. – M.FFL.
Adrienne : MR. – M.FFL.
Autrefois brûlée par Attila, Langres fit partie du duché de Bourgogne puis passa sous la souveraineté de ses évêques. Assiégée par les Lorrains, dévastée par les Suédois, puis à deux reprises par les Autrichiens, la ville haut-marnaise est la patrie de Diderot. Le dernier conflit lui apporta une nouvelle part de gloire et de malheurs.
Entre Marne et Bonnelle, la ville égrène ses quartiers d’est en ouest. La citadelle de Vauban, ramassée et protectrice, domine un quartier d’immeubles collectifs auprès desquels se situe le cœur de la ville, dense, ramassé, entouré de verdure. Immédiatement au nord, à 500 mètres du centre de la cité, les magasins généraux de l’armée, dans le quartier dit “les Franchises”, dressent leur silhouette métallique et disgracieuse.
L’occupant allemand, tout naturellement, a calqué son implantation dans l’est de la France sur les infrastructures militaires existantes. C’est ainsi qu’il a transformé les Franchises en dépôt de munitions dès le début de l’occupation. Les explosifs sont arrivés par trains entiers dans cet entrepôt où, sous l’œil intéressé de certains, plus de 10 000 tonnes d’engins divers ont été rapidement concentrés.
Quelque temps après, la Gestapo s’installe à Langres en juillet 1941 : un certain nombre d’exactions suivent. Réquisitions, arrestations et déportations, jusqu’au moment où la Résistance commence à s’organiser, au début de l’année 1942.
Certains n’ont pas attendu cette époque pour agir. Pierre Clavel, né en 1910, et son épouse, Adrienne, de deux ans son aînée et habitant Bar-sur-Aube, sont de ceux-là dès le mois de décembre 1940. Le colonel Georges Wauters ayant créé le réseau « Ceux de Libération » et Clavel en ayant entendu parler, celui-ci va offrir ses services. Les principales activités sont alors la collecte de renseignements sur l’ennemi en vue de raids aériens et la recherche de terrains de parachutage et de propriétés susceptibles d’abriter les radios clandestins. Ces tâches se trouvent compliquées par la présence de nombreux délateurs, souvent partisans de Vichy : il est essentiel de tenir sa langue.
Adrienne Clavel est sage-femme et dirige une petite clinique de fortune à son domicile. Elle dispose ainsi d’un ausweiss pour ses déplacements professionnels. Pierre est voyageur représentant en linge de maison, mais le manque de matière première l’oblige à entrer à l’office de ravitaillement départemental. Combien de chevaux étiques et de vaches efflanquées ont-ils reçu l’étiquette qui les désignait à la consommation allemande ? On ne le saura jamais.
Pierre et son épouse sont bientôt enregistrés comme agents P2 et P1 respectivement : ils appartiennent au BCRA, au sein du bureau des opérations aériennes. C’est ainsi qu’ils recueillent, un après-midi d’avril 1943, le fils de Mme Kearney, veuve d’un officier américain, qui venait d’être arrêtée. C’est en effet dans sa propriété de Bar-sur-Aube qu’avaient lieu des émissions clandestines depuis plusieurs mois. Le domaine, situé à l’écart, ceint de murs et discret, s’y prêtait parfaitement. Elle avait été malheureusement trahie par un radio qui travaillait pour les Allemands.
Pierre Clavel devient le chef régional du BOA. Il est à ce titre responsable de la recherche et de l’homologation auprès de la RAF des terrains de parachutage ou d’atterrissage clandestins. Il est également chargé de la formation des équipes de réception nécessaires, du transport des objets compromettants et de la recherche d’asiles sûrs à proximité des terrains. Son chef, le commandant Michel Pichard, envoyé par Londres sous le pseudonyme de “Pic” au début de 1943, exerce les mêmes fonctions pour le secteur nord-est de la France.
Dans le cadre de ses responsabilités, Pierre est amené à rencontrer régulièrement Marius Véchambre, avocat, délégué militaire de la région de Langres, où il exerce sa profession officielle. Clavel et Véchambre sont des amis d’enfance. Ce dernier est à l’origine de l’organisation de la Résistance dans la région.
Clavel rencontre également Robert Henry, capitaine des pompiers de la ville, Résistant responsable aux côtés de Véchambre et chargé de la défense passive de la cité. C’est dire l’importance du rôle de P. Clavel, par le canal duquel passent bien des informations, des consignes et de dangereux colis de toute sorte.
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Résister c’est, essentiellement, chercher à nuire à l’ennemi. La caserne Turenne est trop bien gardée pour y agir utilement : inutile de provoquer ouvertement la Gestapo. L’autre objectif évident saute aux yeux : que font réellement les Allemands dans ces immenses entrepôts des Franchises ? Le va-et-vient incessant de trains anonymes et de camions lourdement escortés constitue une énigme loin d’être entièrement résolue.
Clavel, toujours à l’affût, c’est sa mission, décide d’en parler à Véchambre et à Henry en juin 1943 au cours d’une réunion à Langres. L’objectif paraît intéressant, mais il faut en savoir plus. Henry a une idée : pénétrer de nuit dans l’enceinte ne servirait pas à grand-chose, il faut agir au grand jour. Pourquoi ne pas organiser un exercice de sécurité dans quelques-uns des quartiers de la ville, aux Franchises en particulier ? Comme il sera nécessaire de demander l’autorisation des chleuhs on en profitera pour leur vendre l’idée d’un exercice spécial consacré à cette zone.
Le projet, discuté sous tous ses aspects, paraît excellent et l’adjudant André Besancenot est chargé de cette reconnaissance. L’exercice a lieu en juillet devant des Allemands qui n’y voient pas malice : ils ont tort ! L’adjudant jouit d’une excellente mémoire visuelle : il passe la nuit suivante à consigner par écrit le résultat de ses observations. Il a même obtenu un plan détaillé des entrepôts que les Allemands, décidément bien obtus, lui ont confié sous prétexte d’y porter l’emplacement des bouches d’incendie.
Le résultat est saisissant : il y a là des piles impressionnantes de caisses à tête de mort contenant très certainement des explosifs. Plus loin, d’autres contenants plus allongés doivent abriter des obus. Ailleurs, ce sont des caisses où les mots “Minen achtung” disent assez bien quel est leur inquiétant contenu ; d’autres, plus petites et munies de poignées en cordage, contiennent sans doute des relais pour obus de mortier. Besancenot a fait son service et s’en souvient. Pour couronner le tout, cerise sur le gâteau, il semble bien que le système de garde ne soit pas très développé : mais il conviendra de s’en assurer.
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Pierre Clavel, descendu une fois encore chez ses parents qui habitent Langres, examine ces résultats au cours d’une réunion tenue à la fin du mois. Véchambre et lui décident immédiatement de passer un message à “Pic” en lui demandant de contacter Londres en vue d’un bombardement par la RAF. Le commandant en prend connaissance lors de l’un de ses déplacements : son point d’attache quand il séjourne dans la région est à Courcelles-sur-Anjou, chez les Dauvé.
La réponse leur parvient au début du mois suivant : l’entrepôt se trouve beaucoup trop près de la ville pour que l’on puisse risquer un bombardement. Ce que Londres ne dit pas tient au fait qu’un tel raid devrait être effectué à basse altitude et qu’il entraînerait à coup sûr la perte d’un ou plusieurs appareils au moment où l’entrepôt exploserait.
Clavel et Pichard ne sont pas hommes à se contenter d’une telle réponse. Véchambre et Pierre, à nouveau réunis avec Henry, ne voient d’autre solution que le sabotage. La surveillance exercée plusieurs nuits d’affilée a en effet démontré que les sept ou huit sentinelles allemandes ne constituaient nullement un obstacle insurmontable. Véchambre dispose de quelques hommes sûrs et l’on peut compter sur Besancenot, qui connaît les lieux, pour guider les saboteurs. Par contre, personne ne sait vraiment se servir des explosifs et retards nécessaires qui, au demeurant, sont toujours en Angleterre.
P. Clavel retourne donc chez lui pour informer Pichard des données du nouveau plan. André Guibert, son radio, transmet le compte-rendu assorti d’une demande d’affectation d’un spécialiste et du matériel nécessaire. Londres choisit René Cailleaud (alias “Robert”), récemment formé par les Britanniques à ces dangereuses activités. Pierre, sachant fort bien que la Haute-Marne n’a encore jamais reçu de parachutage, se tourne vers le département voisin, qui dispose du nécessaire : explosifs, détonateurs, crayons de mise à feu avec retard, mitraillettes et munitions.
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L’opération ayant été fixée à la nuit du samedi 12 au dimanche 13 septembre, il est nécessaire de se hâter pour diminuer les risques. Le 11, dans la journée, Cailleaud retourne à Lésigny et entasse le matériel nécessaire dans deux valises. Un ami de Clavel, Bernard Tassin, grand mutilé de 1914-1918, disposant d’un ausweiss, conduit une voiture pilote. Clavel, à quelque distance, conduit la seconde qui transporte les valises. La première voiture tombe en panne au dernier moment : le temps de réparer et une bonne partie du délai qu’ils se sont heureusement donné est consommée. Arrivé près de la gare, l’équipe de convoyage aperçoit un barrage de Feldgendarme qui contrôle les futurs voyageurs. C’est la tuile ! On va rater le train !
Par miracle, le gendarme Max et le maréchal des logis Vaillant, amis de Pierre, surgissent à cet instant. Rapidement mis au courant, ils proposent leur aide à leurs collègues d’outre-Rhin et, bien entendu, se chargent de « contrôler » les fameuses valises.
Un certain “René”, subordonné de P. Clavel, monte dans le train à Chaumont pour seconder Cailleaud. Le trajet s’effectue sans problème et c’est R. Henry qui accueille les deux hommes à Langres. Il suffit de grimper la “Crémaillère”, le petit funiculaire qui relie la gare, située sous la citadelle, à la ville. Un résistant, Jean Mercier, les attend en haut avec la poussette des pompiers. Les valises sont laissées rue Diderot, où se trouve la permanence de ces derniers, et Cailleaud gagne le domicile de Véchambre dans les faubourgs de Langres et s’y cache jusqu’au soir. Henry se procure dans l’intervalle l’ausweiss indispensable.
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Vers 20 heures, Cailleaud retourne à la permanence pour préparer les 14 charges que l’on a décidé d’utiliser. Il est en effet prévu d’espacer les explosions pour limiter les dégâts matériels au maximum. Le reste des explosifs est emmené par un résistant, Jean Lepetz, qui les cache chez la mère de Besancenot, à son domicile “la Grenouille” où se réfugient également sa belle-fille et son petit-fils.
Caillaud achève ses préparatifs en une demi-heure et l’équipe de sabotage quitte la permanence. Ils sont quatre : Cailleaud et Besancenot, qui doivent pénétrer dans l’entrepôt et déposer les charges, Mercier et Lepetz, placés en échelon de surveillance et de repli. Ils se sont réparti les explosifs et transportent quatre sten-guns démontés. Ils franchissent la route Langres-Dijon sans encombre et, à travers champs, atteignent le faubourg des Franchises. Une moto allemande qui passe les oblige à plonger dans un fossé.
Après une heure de marche prudente, le miracle se produit : un violent orage se déclenche. Le bruit de leur progression est couvert par le tonnerre et nul doute que les sentinelles ne se soient mises à l’abri. Ils s’abstiennent de couper le téléphone au passage pour ne pas alerter l’ennemi.
Arrivés au pied du premier mur, Lepetz s’y hisse grâce à un arbre qui a eu le bon goût de pousser là. Il enlève les tuiles du faîte pour en éviter la chute et les passe à Henry, qui les dépose dans l’herbe. Il passe plus difficilement le second mur : il est dans la place. Les sentinelles sont revenues mais il peut vérifier quand même que les grosses chaînes cadenassées qui ferment les portes des entrepôts sont toujours en place. Revenu rendre compte, il entend Cailleaud et Besancenot décider de passer à l’action : une relève vient en effet d’avoir lieu.
Lepetz et Mercier, restant sur place, assemblent leurs armes mais ne doivent tirer qu’en cas d’extrême danger. C’est chacun pour soi en cas de désastre. Les deux autres, dans un silence tendu, empruntent le cheminement de Lepetz et pénètrent dans les Franchises. Le coupe-boulon de ce dernier fait merveille sur la première chaîne mais, à la seconde, celle-ci en tombant heurte le pan métallique de la porte. Comment les sentinelles n’ont-elle rien entendu ? Sans doute à cause de l’orage qui gronde encore dans le lointain !
Il leur faut environ deux heures pour achever le travail une fois remis de cette frayeur. Les 14 charges, couplées deux à deux pour pallier un éventuel défaut, sont réglées pour détoner dans deux heures au plus tard, à intervalles de trois minutes.
À 2 heures le travail est achevé et les artificiers sont de retour auprès des guetteurs. Rien n’a bougé dans l’intervalle, sinon le pas des sentinelles ennemies étouffé par l’herbe humide.
– Où est mon coupe boulon ? demande Lepetz.
– Merde ! je l’ai laissé dans le dernier hangar.
– Tant pis ! j’en fait cadeau aux fritz, je ne retourne pas là-bas.
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Alors que Cailleaud se dirige vers la gare pour prendre le train de 4 heures vers Bar-sur-Aube, les trois autres parviennent à la Grenouille une heure après avoir quitté les Franchises.
Ils sont en train de boire un “canon” bien mérité pour se remettre de leurs émotions quand les vitres de la maison volent soudain en éclats et qu’une explosion inouïe réveille la ville endormie. Elle se renouvelle quatre fois, toujours aussi fantastiques.
Lepetz et Mercier se précipitent en ville afin d’être les tout premiers à porter secours aux sinistrés qu’ils imaginent : ils retrouvent R. Henry à la permanence et le rassurent sur le sort des membres de l’opération.
Les rues de la ville sont jonchées d’éclats de verre, de tuiles cassées et de cheminées écroulées. Des cloisons intérieures ont été soufflées, les dégâts immobiliers sont considérables. Cailleaud, qui attend son train, a vu la marquise de la gare s’effondrer d’une seule pièce : spectacle irréel. La panique est générale mais, fort heureusement, il n’y a personne de sérieusement blessé : à l’exception des sentinelles allemandes, parties chez Wotan, dont on ne retrouvera même pas une boucle de ceinturon.
Pierre Clavel a entendu les explosions comme tous les habitants du département : il vit dans l’angoisse. Que sont devenus les siens ? Cailleaud, qu’il attend à Bar-sur-Aube, n’est guère rassurant :
– Tu tenais à ton père, à ta mère, tu tenais à ta sœur ?
– Bien sûr ! Pourquoi ?
– Vous êtes fous… je ne sais pas ce qui reste de la ville.
Clavel attendra dans l’anxiété jusqu’au soir quand un coup de téléphone anonyme le rassure :
– Fernand vous fait dire que toute la famille est en bonne santé.
Le lendemain, la BBC, avertie par le canal de Pichard, salue “l’opération comme l’un des plus grands exploits de la Résistance française, réussissant à détruire le plus important dépôt de munitions allemand de l’est de la France.”
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Pierre Clavel fut arrêté par la Gestapo le 31 octobre 1943 et déporté à Mauthausen. Rentré en France en mai 1945, il est décédé en 1979.
Marius Véchambre, arrêté le même jour, fut déporté à Buchenwald puis à Flossenburg, d’où il ne revint pas.
André Besancenot, arrêté le 23 février 1944, fut interné à Compiègne, d’où il fut transféré à Dortmund puis à Neuengamme et enfin à Dora, d’où il n’est pas ressorti.
Robert Henry, arrêté également, put prouver qu’il avait passé la nuit du 12 septembre à la permanence des pompiers et s’en tira, après quelques interrogatoires musclés, avec huit jours de prison.
Les Allemands, qui ne devaient pas écouter la BBC, ne soupçonnèrent pas l’origine de la catastrophe qui les frappait si durement. Ils répandirent les hypothèses les plus fantaisistes mais n’en prirent pas moins les dégâts de la ville à leur charge. Il y eut 60 000 carreaux cassés.
André Casalis
Sources : “Histoire de Langres” par A. Journaux. “La Résistance en Haute-Marne” par l’ANAC. Discours et comptes rendus de Pierre Clavel. Documents et souvenirs de Mme P. Clavel. “1 061 Compagnons” de J.-C. Notin. “10 Duke Street. Londres” du colonel Passy. Résultats d’enquêtes par la rédaction.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 310, 4e trimestre 2000.