Saviez-vous que le plus jeune F.F.L. était à Bir-Hakeim ?

Saviez-vous que le plus jeune F.F.L. était à Bir-Hakeim ?

Saviez-vous que le plus jeune F.F.L. était à Bir-Hakeim ?

Lisez ses souvenirs de guerre

C’est quand on les considère par rétrospective que l’on évalue le mieux l’intensité dramatique des moments vécus. Aujourd’hui que je me remémore cette époque de mon existence, j’éprouve de la peine à me reconnaître dans cet adolescent… que dis-je, dans cet enfant à peine sorti de la tendre protection maternelle pour se retrouver sur ces quais de Beyrouth, en attendant dans la cohue guerrière son embarquement pour la Libye, via la Palestine et l’Égypte. Déjà vingt-sept années ont passé. C’était en janvier 1942 et j’avais 14 ans. En mon cœur gonflé d’émotion, la tristesse à la pensée du chaud foyer familial que je venais de quitter, se mêlait à la fierté d’appartenir à cette glorieuse 2e demi-brigade coloniale sous les ordres du colonel de Roux. Soldat ! J’étais soldat, le plus jeune soldat de cette jeune armée de la France Libre. L’orgueil, à une sourde exaltation, me transportait, que ne parvinrent même pas à dissiper l’alerte provoquée par une incursion d’avions allemands dans le ciel de Beyrouth, ni la gifle magistrale que m’assénait le commandant Bourgeois devant ma répugnance à m’affubler d’un casque deux fois trop vaste pour mon jeune crâne.
De Banias à Bir-Hakeim, le voyage avait duré huit jours. Huit longues journées au cours desquelles nos colonnes de camions avaient progressé en ordre dispersé, mais convergeant toutes vers ce coin de désert perdu au coeur des sables. Au cours de ce long cheminement, les rigueurs de cette nature déshéritée ne nous avaient pas été épargnées. À la chaleur accablante des journées succédait, sans transition, le froid vif des nuits. Le vent de sable nous submergeait presque en permanence. Nos processions tortueuses de véhicules et de canons semblaient se dissoudre dans ses voiles aussi denses mais plus opaques que des fumées.
En raison de mon jeune âge, j’avais été affecté au poste de secours ; et, pendant les trois mois qui précédèrent la grande bataille, je participai avec mes camarades infirmiers, blancs et noirs, à l’aménagement de nos positions. À présent, tout un réseau de boyaux profonds et étroits de manière à nous protéger en cas de submersion par les chars ennemis, reliaient entre eux les emplacements de combat. Notre poste de secours, un simple trou recouvert d’une toile de tente, ne tarda pas à se remplir de blessés. Certains de ceux-ci provenaient des compagnies ayant repoussé les attaques allemandes sur les glacis, de plus en plus fréquentes en ce début de mai ; d’autres avaient été atteints lors des bombardements en piqué des Messerschmitt (1); d’autres, enfin, appartenaient aux « Jock Colonne » et avaient été touchés lors des opérations de harcèlement de l’ennemi. Entre deux attaques, j’accompagnai le capitaine Buchet à la corvée d’eau. À plat ventre sur la crête surplombant le puits, nous surveillions les environs, pendant que nos camarades puisaient religieusement une pauvre eau saumâtre à goût de sable. La nuit, dans le grand silence du désert, nous creusions des tombes pour ensevelir nos morts. Mon enthousiasme me soutenait. Inconscient du danger, je me dépensais sans compter, prenant exemple sur ces soldats noirs ou blancs que j’admirai et dont j’étais fier d’imiter la simple bravoure.
La grande bataille ne se déclencha que le 26 mai au soir. Elle débuta par un véritable feu d’artifice de fusées et une attaque massive de chars. Le 27 au matin, par les sous-officiers qui nous commandaient, j’appris que nous étions pratiquement encerclés. Le siège devait durer dix-sept jours. Dix-sept journées et dix-sept nuits au cours desquelles les bombardements de l’artillerie allemande se relayant sans discontinuer avec les attaques en piqué des Messerschmitt et des Stukas ne nous laissèrent aucun répit. L’eau manquait, les rations furent ramenées à un litre et demi par homme et par jour. Dans cette chaleur accablante c’était épouvantable, surtout pour les blessés brûlant de fièvre. Nous manquions de médicaments et mon cœur se serrait de pitié au spectacle des souffrances des blessés que nos médecins opéraient sans anesthésique.
Le 1O juin au soir, l’ordre d’évacuer Bir-Hakeim nous fut enfin donné. La journée avait été la plus terrible de toutes. La vie au fort était devenue un enfer sous ce déluge de fer et de feu. Dès le crépuscule, nous fûmes massés à proximité de la porte sud par laquelle nous devions nous infiltrer pour traverser le chenal pratiqué à travers le champ de mines et tenter de franchir les lignes allemandes à la faveur de la nuit avant de rejoindre une unité anglaise de Sud-Africains chargés de nous récupérer. En prévision d’une longue marche, je n’avais pris qu’un peu d’eau et quelques biscuits ainsi qu’une petite réserve de médicaments susceptible de s’avérer utile pour soigner des camarades blessés.
La sortie, en ce qui me concerne, se déroula comme dans un rêve. Le ciel était noir, mais les Allemands nous inondaient de fusées éclairantes. Tout près de moi, j’entendis un commandement du capitaine Simon :
Légion étrangère ! baïonnette au canon ! en avant !
Sous un feu nourri, nous nous élançâmes en nous efforçant de profiter au maximum de l’abri tout relatif des camions. Dans un éclair j’aperçus le colonel de Roux, le commandant Bourgeois et le lieutenant Fayçal Hussaini. Leur vue m’encouragea. Que pouvait-il m’arriver, si près de mes chefs ? Et puis, tout se déroula très vite ; je courus à perdre haleine, droit devant moi, à travers la poussière de sable et la fumée, dans l’éclatement des obus et l’explosion des véhicules qui, s’étant écartés du chenal, sautaient sur les mines. Pendant combien de temps courus-je ainsi ? Je ne saurais le dire. Je franchis plusieurs dunes de sable et me retrouvai soudain seul. Derrière moi, l’enfer continuait.
Au loin, une faible lueur rouge brillait. Supposant que c’était le feu de ralliement des Anglais, je me dirigeai vers elle. Hélas, après plusieurs heures de marche, je découvris que ce n’était qu’un camion qui brûlait. Seul, perdu dans le désert, à demi-mort de fatigue, je marchai toute la nuit. À l’aube, un camion me recueillit. C’était le père Michel et des blessés. Un peu plus tard, nous rencontrâmes des sentinelles anglaises, nous étions sauvés. Alors, le père Michel nous invita à prier ; et, dans la grandiose majesté du désert, blancs et noirs réunis, nous pleurâmes de gratitude.
Ensuite, je fus muté au Bataillon de Marche n° 2, sous les ordres du commandant Amiel ; et nous revînmes au Liban. Caserné au camp du Baidar, je pris ma première permission pour Alep, et retrouvai ma famille qui pleurait déjà ma mort. À ma vue, ma pauvre mère perdit connaissance.
En décembre 1942, malgré mes prières, sur demande de mes parents, le général Catroux commandant les F.F.L. du Levant me libérait. Avec une infinie tristesse, je dus me résigner à quitter une armée qui était devenue ma raison de vivre.
Vingt-sept ans sont passés depuis cette odyssée. Vingt-sept années au cours desquelles le grand vent du désert, inexorable comme le temps, poursuivait son oeuvre destructrice, accumulant le sable sur les vestiges du fort, enfouissant un peu plus profondément les tombes de nos camarades, corrodant le calcaire du monument à la croix de Lorraine. Vingt-sept ans sont passés, mais je n’ai rien oublié et, au seul nom de Bir-Hakeim, ma pensée fidèle me ramène là-bas, la médiocrité de la vie quotidienne disparaît et mon coeur est rempli de fierté.
(s) Raymond Leretz
 
(1) L’auteur veut sans doute parler de Stukas (NDLR).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 179, mars-avril 1969.