Préface d’André Labarthe au Crève-Cœur d’Aragon
En ces jours de passage entre deux mondes, la France voit éclore une génération de poètes. Sa poésie n’est pas pour elle un refuge, un moyen d’oublier, une façon de s’abstraire dans la beauté. Non ! Elle est une jeunesse qui commence à germer, une annonciation.
Depuis ses malheurs, la France multiplie les témoignages qui prouvent sa vitalité spirituelle, et, comme le disait le critique littéraire suisse Béguin :
« Par amitié, par confiance, parce que nous aussi nous avons besoin que la France continue, il nous plaît que vous viennent d’ici, chers amis de France, ces voix vôtres, si bien à l’unisson dès qu’elles disent l’amour du pays. Il nous plaît aussi car c’est un symptôme précieux, un gage d’avenir. »
Placez-vous aux côtés de la France. Écoutez ! Ce n’est pas un crépuscule, une agonie. Non. C’est une candeur dans la souffrance, un songe laborieux où se mêlent toutes les anxiétés, où se cimentent toutes les amitiés. Une nation qui forge sa croyance en restant ce qu’elle fut toujours, prenant appui sur ses instincts pour reconquérir la liberté qu’on lui a ravie.
Aux otages que l’on fusille, aux héros qui se donnent, au peuple entier qui tisse en secret sa parure, les poètes sont venus ajouter une cantate. Ils taillent, comme des statuaires, des figures immortelles dans le bloc d’une nation. Là où il y avait une liste de noms, une affiche collée sur un mur révélant aux Français les statistiques de leur héroïsme, ils font une légende, ils préparent des élégies qui permettent de sentir l’histoire avant d’en connaître les dates, les noms, les victoires. Les rythmes et les cadences scandent une mélodie, les strophes s’égrènent comme un chapelet, ce sont parfois des accents qui expriment le tragique du désastre, à d’autres moments, c’est un cri qui fixe une heure de combat. Entre deux instants de la France, s’accroche la musique d’un poème ; entre un champ planté de croix et un monde qui recommence, Aragon a placé sa géométrie émotive. Il sait mieux, parce qu’il est maître en douleur. Je ne sais combien de choses qui flottaient, seules et délaissées, se sont retrouvées pour achever sa chanson.
Le Crève-Cœur est venu jusqu’à nous, comme un messager, nous donner le choc de la vie intérieure de la France, jeter un coup de lumière sur son drame. La guerre de la France est aujourd’hui visible pour chacun, le malheur qu’elle a vécu est mieux entendu, les fatalités qui ont pesé sur elle ne pourront jamais achever leurs desseins, la lutte qu’elle soutient donne la mesure de son génie. Le Crève-Cœur vient d’où les cœurs ne crèvent pas. Il est un dédommagement, il est leur cri, à ces muets, leur puissance, à ces désarmés, l’accomplissement poétique de leur gloire. La vérité de l’inexprimable ne peut être dite qu’en musique.
Le Crève-Cœur a été condamné par les Allemands. Alors la partition s’est glissée entre les barrages comme un souffle bienfaisant, et là-bas, au long des veillées, on lit la chanson magnifique, l’œuvre interdite qui apporte autour des foyers la tiédeur de son art.
Un jour viendra, qui est peut-être proche, où toute la lumière se lèvera sur la France et pour la France. Nous aurons à mieux comprendre alors l’âpre leçon qu’elle a méditée, la longue rêverie qu’elle a soutenue durant le temps des choses poignantes. Nous aurons alors à chercher à tâtons les nouveaux contours qu’elle aura donnés à son génie, les formes renouvelées qu’elle aura choisies pour sa grandeur. Nous fouillerons dans son mystère pour apprendre aux sources vives de son sacrifice. C’est avec l’aide des poètes, qu’ils soient savants ou artisans, que nous pourrons nous initier aux amitiés plus hautes qu’elle aura créées dans l”épreuve, c’est avec leur soutien que nous pourrons recommencer en elle la chère union que nous avons perdue. Car ils trouvent, dans leur solitude, les liens immatériels qui permettent de recoudre les lambeaux de nos destins.