Un ralliement, par Stanislas Mangin

Un ralliement, par Stanislas Mangin

Un ralliement, par Stanislas Mangin

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Les premiers Free French chez les marchands de journaux à Londres en 1940 (RFL).

Quand et comment ai-je connu l’Appel du 18-Juin ? Je m’en expliquerai aisément.

Quand et comment ai-je rallié les F.F.L. ? Comment : ce fut un peu compliqué, ce qui n’a rien d’exceptionnel ; mais quand ? Je voudrais bien le savoir.

En juin 1940, sorti de Saint-Cyr depuis trois mois, j’étais sous-lieutenant au dépôt d’infanterie de Blois lorsqu’un matin, je reçus l’ordre de remettre aux troupes d’une division en retraite le plan de la mine placée sous le pont – dont j’avais jusqu’alors la garde – et de filer vers le sud avec une dizaine de soldats, à la recherche de mon unité. En fait, entre la Loire et le Cher, nous étions déjà pincés et nous allions être ramassés dans les vingt-quatre heures en essayant de nous infiltrer au travers des blindés ennemis.

C’est en quittant Blois ce matin-là que, parvenu en haut de la côte, sur la nationale 156, je m’arrêtai un instant au bruit de la mine qui, pour rien, faisait sauter le pont et je regardai en arrière : tronçonnée par la rupture de la chaussée, la colonne des réfugiés qui passaient depuis plusieurs jours, montait encore vers nous, qu’elle terrifiait dans son désordre. À l’horizon, devant la ville située sur le versant du coteau d’en face, la fumée blanche s’élevait : j’admirai combien le soleil faisait, comme par dérision, resplendir notre malheur que je ressentais dans toute son étendue et je voulus inscrire dans ma mémoire ce jour et cette heure, avant de reprendre cette fuite éphémère : mardi 18 juin, 10 heures.

C’est ainsi que je sais que le 18 juin 1940 fut un mardi et, pour les dix-huit mois suivants, je n’ai rien su de plus.

Mais dès cet instant, je n’avais plus que ces deux questions à résoudre : comment l’envahisseur serait-il rejeté hors de nos frontières ? que devrai-je faire pour y contribuer ? Comme pour tant d’autres, cela faisait quelques obstacles moraux et matériels à écarter pour atteindre une solution à laquelle je puisse me consacrer.

Ce fut sans grandes difficultés que j’écartai le premier obstacle en m’échappant six semaines plus tard de la caserne où j’étais captif. Avec ma famille – répartie sur trois continents – je retrouvai alors le contact, grâce aux diligences persistantes de celle qui nous avait éduqués et autour de qui nous nous trouvâmes réunis, malgré les lignes, les frontières et les mers, dans les mêmes sentiments déjà mes beaux-frères Brosset, en Colombie et, à Paris, le couple Boinot, futur membre fondateur du Conseil national de la Résistance, avaient choisi leurs voies selon leurs situations respectives.

Je m’unis à quatre camarades : Tavian-Colin, Tupet, Descroizettes et Wybot qui sera le chef de notre groupe jusqu’en septembre 1941. Puis je vais à Vichy, où siègent de hautes autorités qui ont entouré ma jeunesse de leur sollicitude, pour essayer de comprendre : c’est ainsi que nous employons plusieurs mois à suivre les tentatives faites par le colonel Groussard, mon ancien commandant d’École à Saint-Cyr, en vue d’agir secrètement contre les Allemands. Il échoue au début de 1941, lorsqu’il est accusé d’avoir contribué à l’arrestation de Laval.

Notre conviction est alors faite que Vichy ne pourra rien abriter d’efficace pour préparer la Libération : c’est un deuxième obstacle que nous écartons ainsi et nous prenons la décision de rejoindre, par l’Espagne, les Forces françaises libres pour combattre dans leurs rangs.

Il ne reste plus à écarter que des obstacles matériels :

Nous échouons à deux reprises à la frontière, mais le colonel Groussard nous met en rapport avec un envoyé de Londres : « Lucas », qui nous embauche pour travailler sur place.

Nous avons mis cependant deux conditions expresses à notre acceptation :

1°) Elle est temporaire car ce sont les troupes en uniforme que nous voulons rejoindre.

2°) Nous serons engagés sur le champ à titre militaire dans les F.F.L. afin de marquer le caractère définitif de notre choix, et que nous ne restons que sur un ordre hiérarchique.

Me voilà donc, le 1er avril 1941, militaire dans les F.F.L. ; mais je ne les ai pas encore ralliées. Et je n’ai pas fini d’attendre le jour où je tiendrai un ennemi au bout de mon fusil – et le manquerai d’ailleurs, mais ceci est une autre histoire.

Peu après « Lucas » est arrêté, Wybot lui succède, puis il part pour Londres, où Tupet l’a précédé, afin de mettre les services français au courant de la situation de ce réseau, dont je deviens alors le chef. En décembre 1941, Tupet nous revient, parachuté avec un radio, des fonds et les instructions écrites du commandant Passy : je deviens chef de mission dans les deux zones pour le Comité national ; outre le recueil direct de renseignements, nous devons créer, successivement, six réseaux que nous rattacherons directement à Londres, nous réaliserons des opérations aériennes pour d’autres réseaux encore, leurs agents, leurs courriers, et j’établirai des contacts avec des chefs de mouvements de résistance, puis avec Jean Moulin ; enfin je prendrai sur moi de sonder, sans révéler ma position, quelques notabilités du régime de Vichy afin de mesurer les chances qu’il pourrait y avoir qu’elles abandonnent leur thèse de l’unité autour de Vichy pour celle de l’unité autour du Comité de Londres ; le général Weygand notamment, après son limogeage : ces chances n’existent pas. Mais auparavant j’ai eu avec Tupet des conversations qui traversent les nuits : je l’interroge sur ce qu’il a vu, je lui raconte ce que je fais, les discours que je tiens à ceux que j’invite à rallier la France Libre – et il rit ! pourquoi ? « mais de Gaulle a dit tout cela dans son Appel du 18-Juin qui est affiché dans tous les bureaux, là-bas ! » « Pourquoi ne pas l’avoir apporté, qu’on l’imprime ici et qu’on le distribue ? » Il ne le sait même pas par cœur et je devrai me contenter de cette référence en attendant de pouvoir vérifier en arrivant, trois mois plus tard, en Grande-Bretagne, à quel point le rapprochement était exagérément flatteur.

C’est de ce jour que je connais l’existence d’un appel du 18-Juin, émanant du général de Gaulle, dont la présence à Londres, il est vrai, m’est connue depuis juillet 1940.

Durant cette année 1941, si nous n’avons pas encore rallié les F.F.L., nous sommes très conscients d’y être incorporés. Dès avril, j’avais refusé une mission de liaison entre le colonel Groussard, resté indépendant, et le colonel Ronin, chef du S.R. Air de l’armée de l’armistice : quelle que puisse être mon estime pour l’action de ces officiers, j’objecte qu’ils ne se sont pas engagés dans les F.F.L. ; comment pourrai-je leur être subordonné ?

Devenus chefs de réseaux, Wybot, puis moi, ne recrutons que des engagés militaires dans les F.F.L. : c’est ainsi que douze membres du réseau, arrêtés en 1942 après notre départ, déclareront expressément – et spontanément – qu’ils ne sont pas des agents des Anglais – ni, plus simplement, des gaullistes – mais revendiqueront la qualité d’officier, sous-officiers et soldats appartenant aux Forces Françaises Libres, bien que dix d’entre eux n’aient jamais quitté la France.

C’est en cette qualité qu’ils comparaissent – après dix-huit mois de dure captivité – devant la section spéciale de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence et c’est alors qu’ils entendent, contre toute attente, le procureur Pages demander une peine n’excédant pas la durée de la détention préventive « pour des jeunes gens qui ne sont inspirés que par leur patriotisme » : et pourtant, en décembre 1943, les Allemands sont à Aix-en-Provence depuis plus d’un an.

Enfin, en février 1942, je suis invité à rejoindre le quartier général des F.F.L., par cette pleine lune qui éclaire les premières opérations aériennes d’enlèvement réalisées pour la France Libre, trois d’un coup : Rémy et Julitte, Saint-Jacques, Louis Andlauer et moi.

À mon arrivée, le commandant Passy me remet mon acte d’engagement établi en mon absence par le lieutenant-colonel Billotte. Il paraît qu’il n’y a pas de précédent : je n’en suis pas peu flatté, mais suis-je au bout de mes peines ? Est-ce ce 1er mars 1942 que j’ai rallié les F.F.L. ?

Ne sera-ce pas plutôt, il me semble, le jour où je rejoindrai une unité combattante ? Après quarante mois de tâtonnement et de pérégrinations, j’arrive enfin à la 1re D.F.L. à la fin de septembre 1943 : Les Forces Françaises Libres sont dissoutes depuis le 1er août précèdent !

Ce qui fait qu’en fin de compte je me demande si j’ai jamais rallié les F.F.L.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 158, septembre-octobre 1965.