Le ralliement de l’île de Sein, par Jacques Bauche

Le ralliement de l’île de Sein, par Jacques Bauche

Le ralliement de l’île de Sein, par Jacques Bauche

Les nouvelles désastreuses de la campagne de France étaient arrivées filtrées et déformées dans la petite île située à l’extrême pointe occidentale du continent européen, durant le mois de mai et la première quinzaine de juin.
Le courrier ne parvenait que deux fois par semaine en provenance d’Audierne et les événements évoluaient si vite que les journaux parvenus dans l’île étaient en contradiction constante avec les nouvelles captées chaque soir par les deux ou trois postes radio à accumulateurs existant à Sein. Les troupes nazies avaient atteint Paris le 14 juin, les Allemands étaient signalés dans la région de Rennes et d’Orléans, sur la route de Nantes. Le bateau de la liaison régulière avec Audierne avait apporté, le 15, des nouvelles catastrophiques qui avaient bouleversé cette petite population au patriotisme chatouilleux.
Dès la mobilisation, en septembre 1939, une grande partie des hommes, en état de porter les armes, avaient été enlevés à la pêche familiale qu’ils pratiquaient dans les parages de l’île pour servir dans la Marine nationale. La population restante s’était serré les coudes pour que toute la communauté puisse subsister.
À partir du 17 juin, les reflux de la débâcle poussèrent leurs vagues lamentables jusqu’aux rivages de l’île. Le 18, du haut du phare de Sein, un gardien put assister, à la jumelle, au départ précipité de toute la flotte qui quittait sa base de Brest.
Puis un bateau bondé de militaires en désordre faisait escale dans le petit port avant de poursuivre sa route vers Ouessant. Les autorités d’Audierne l’avaient mis en route pour cette dernière d’où, disait-on, un convoi était en formation pour l’Angleterre où la France était censée reformer ses bataillons.
De plus en plus angoissés par toutes ces nouvelles, les gens de l’île avaient pris l’habitude de se réunir le soir, à 20 heures, sous les fenêtres des rares maisons dont les propriétaires disposaient de la radio.
Le plus couru de ces rendez-vous était le quai des îliens auprès de l’une des plus solides constructions de Sein. Comme les différents postes émetteurs français ne diffusaient plus que des nouvelles contradictoires, les informateurs paraissant complètement désorientés, on écoutait surtout le communiqué de la B.B.C. de Londres qui jouissait du moins de l’avantage d’un certain recul pour dépeindre la situation d’une façon plus claire, plus générale et peut-être plus véridique.
C’est ainsi que l’appel lu par le général de Gaulle, ce 18 juin à Londres, fut entendu dans l’île par une partie de la population, tandis que nombre de pêcheurs étaient encore à la mer à cette heure-là. La nouvelle fit boule de neige et les 1.000 habitants de l’île en eurent bientôt connaissance. Cet appel fut donc entendu de façon assez banale, comme on put l’entendre dans mille autres villages de France ; mais ce qui fut extraordinaire, c’est que l’on commenta cet appel en public, autour du maire, du recteur, du médecin, de l’instituteur et du président des anciens combattants.
Le Conseil des notables, ainsi que celui des anciens, décida qu’il fallait répondre à cet appel de façon la plus large possible. On fit la liste des bateaux capables d’affronter la traversée, on dressa le rôle des volontaires.
Pour un tel départ en masse, il fallait un délai technique assez important, afin de rassembler l’essence nécessaire en vidangeant les bateaux trop mal en point pour partir, réviser les moteurs, gratter les coques, réunir quelques instruments élémentaires de navigation.
Le dimanche 23 juin, le recteur en pleine chaire, devant toute la population réunie pour la grande messe, exalta le dévouement patriotique et rappela à ses ouailles que c’était un devoir élémentaire et toujours respecté en Bretagne que d’accourir généreusement à l’appel de la Patrie en danger. « Aujourd’hui, la France vous appelle depuis Londres par la voix de ce général de Gaulle, mes frères, sachez lui répondre. »
Les départs s’échelonnèrent du 24 au 26 juin. Le premier navire prêt à prendre la mer fut la Velleda avec 50 personnes à bord, dont un certain nombre d’étrangers à l’île, parvenus jusqu’à elle par le moyen du courrier. Puis, quatre autres bateaux prirent, les jours suivants, le sillage de la vedette des phares et balises.
À chaque départ, la population entière vint sur le quai souhaiter bonne chance à ceux qui s’en allaient. Le recteur en chasuble, flanqué de ses enfants de choeur, était venu bénir ceux qui ralliaient de Gaulle.
Le soir du 26 juin, il ne restait dans l’île que des femmes, des vieillards et de jeunes enfants. Sein avait donné à la France Libre plus que sa vie, toute sa jeunesse.
À Londres, au cours d’une visite qu’il fit à l’Empire Hall où étaient groupés tous les volontaires, le 7 juillet suivant, le général de Gaulle, surpris par le nombre des hommes qui se disaient de l’île, par rapport au total des volontaires qui lui étaient présentés, s’informa de leur nombre.
« Mon général, il y a ici 500 volontaires civils représentant toutes les régions de France, dont 124 Senans. »
« Sein est donc le quart de la France », remarqua le chef de la France Libre.
Sur les bateaux de commerce, les corvettes, les bâtiments de servitude des F.N.F.L., les marins de l’île de Sein briquèrent la mer sans relâche et contribuèrent à gagner la bataille de l’Atlantique.
Mais si vous interrogiez un F.F.L. de l’île, et qu’il soit par hasard d’humeur à vous répondre, il vous dirait qu’à son avis aucun d’eux n’a rien fait que de très naturel et que, s’il y a une palme à décerner, on devrait l’attribuer aux femmes de Sein qui, sans nouvelles, sans soutien et souvent sans ravitaillement, gardèrent durant toutes ces douloureuses années le coeur vaillant et la tête haute devant la garnison allemande qui avait cru bon de venir occuper l’île sans hommes.
À la fin des hostilités, la médaille de la Résistance avec rosette assimilait l’île à la ville de Caen, à celle de Lyon et à la commune de Caniac, dans le Lot.
La croix de la Libération l’élevait aux rangs de Paris, Nantes, Grenoble et Vassieux-en-Vercors.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965.