Le refus du Tchad, par le gouverneur général Laurentie

Le refus du Tchad, par le gouverneur général Laurentie

Le refus du Tchad, par le gouverneur général Laurentie

Il ne serait pas sans risques de prétendre apporter ici un témoignage proprement dit sur des événements déjà vieux de quelque dix-sept ans. Non que la mémoire du cœur ait vieilli ni que les traits du paysage se soient effacés dans le souvenir ; mais pour traduire la vigueur, l’angoisse, l’exaltation de l’histoire vécue, il faut en être assez près encore pour que le détail surgisse dans toute sa fraîcheur et conserve au récit son caractère de vérité primitive. Du moins les lignes qui vont suivre s’efforceront-elles, à défaut de mieux, de placer des repères dans le cours de ces quelques semaines qui ont vu le territoire du Tchad passer de la douleur à la colère, de la colère au doute et du doute au refus décisif de la défaite.

Refus de la défaite, c’est bien ainsi que se posait le problème dans cette bourgade qu’était Fort-Lamy en juin 1940. Il ne s’agissait naturellement pas d’y nier la victoire allemande dont l’évidence assommait. Mais cette victoire, remportée sur le sol français, devrait-elle être subie par procuration au milieu de l’Afrique, et ce qui n’était après tout, si grand fût-il, qu’un succès militaire aurait-il aussi des conséquences politiques pour le pays et pour l’Empire dont le destin se trouverait ainsi scellé, avant que l’on eût bien su ce qui nous était arrivé ?

Dès avant le 17 juin, les conversations allaient bon train. Une peine immense nous pénétrait mais on sentait pourtant qu’au-delà du malheur présent, l’heure de la responsabilité, l’heure de l’effort approchait. L’entrée en guerre de l’Italie pouvait assigner au Tchad un rôle personnel pour lequel, en dépit de l’insuffisance de l’armement, il était moralement prêt. À condition bien entendu, que la France elle-même ne capitulât pas. C’est ce dont on discutait. Et l’on prenait parti, dans un désœuvrement que l’on haïssait mais auquel on n’aurait pu échapper tant qu’il n’y avait, pour le remplir, que le flot, tantôt obscur, tantôt tragiquement précis, des mauvaises nouvelles.

Sur le fond même des choses, sur l’interprétation qu’il convenait de donner à la défaite, l’on apercevait déjà des divergences qui réapparaîtraient plus tard. Dans leur grande majorité pourtant, les quelque 150 Français qui formaient toute l’armature de la capitale du Tchad étaient persuadés que la guerre allait continuer, devait continuer. Ils faisaient confiance, pour la poursuivre, à l’Empire et surtout à l’Afrique, à ce continent africain dont ils évaluaient avec amour la masse et l’étendue, sans en apprécier nécessairement la grande faiblesse initiale dans une lutte qui serait sans merci.

Tout cela était et ne pouvait être que spontané. Dans l’isolement général où se trouvait l’Afrique à l’époque, le Tchad était lui-même une réserve à part qu’aucun lien n’attachait pour ainsi dire aux autres terres françaises. Deux ou trois mauvais avions, le télégraphe, quelques postes de radio, rien de plus pour nous unir au monde et la saison des pluies viendrait bientôt ralentir encore les communications avec le Sud. Ni M. Éboué à qui Mandel avait confié le gouvernement du territoire 15 mois auparavant – “il va y avoir la guerre, lui avait-il dit, et vous aurez là-bas à faire de grandes choses” – ni, M. Éboué, ni le colonel Marchand, commandant militaire, n’en savaient plus que nous sur ce qu’on attendait, ou n’attendait pas, des arrières africains. Comment dès lors n’aurions-nous pas imaginé, tenu déjà pour accomplie, cette relève de la France par l’Afrique, seule solution logique au point où se trouvait la guerre ?

J’ai cité M. Éboué et le colonel Marchand. Avant de poursuivre ce récit, je voudrais marquer d’un trait le contour de ces deux belles figures. Qui n’a pas vu, durant cette période, Éboué assis sur un banc, le soir, au bord du Chari, écoutant avec attention les propos que lui tenaient les jeunes gens, ne sait pas tout ce qu’il pouvait y avoir, dans sa lourde stature, d’amitié, de sagesse et de courage. La surdité lui donnait peut-être une certaine maladresse, mais son regard où la surprise et la gaieté s’éveillaient lentement reflétait bien une âme que la médiocrité n’atteignait pas, car Éboué aimait la terre et les hommes, mais non pas au prix de ce qu’on se doit à soi-même.

Le colonel Marchand, de son côté, peut se caractériser d’un mot : l’honnêteté. Marchand était honnête vis-à-vis de son régiment, de son gouverneur, du pays. Tandis qu’Éboué trouvait la source de sa fidélité dans une France qui avait libéré ses pères, la haute silhouette terrienne de Marchand prenait racine dans le sol même de nos provinces. C’est là qu’il avait puisé cette méfiance instinctive à l’égard des songe-creux et des faux-semblants. Nous avions là vraiment deux hommes, et certains ne s’en aperçurent que plus tard, parmi les meilleurs qu’on pût rêver pour pareille aventure.

Car l’aventure devenait imminente. Le 17 au matin, l’on apprit la constitution du nouveau gouvernement. La plupart crurent y voir le signe de la résistance à mort : mobilisation de l’Empire, stratégie africaine, que sais-je ? Nous étions certes bien mal informés. À la fin de l’après-midi, comme on en avait pris l’habitude depuis quelques jours, tout le monde se réunit au cercle où se trouvait le seul poste de radio qui fût encore capable de capter les émissions françaises. On entendait mal, très mal. Un petit groupe pourtant, presque collé au poste, comprit que c’était le maréchal Pétain qui parlait. Et ce qu’il disait n’était pas entièrement perceptible mais le sens général, hélas, en était clair : on se rendait. Ce ne sont pas les armées en France qui se rendaient. La France se rendait.

La douleur qui s’ensuivit fut muette. Seul, le silence pouvait répondre à l’excès de notre désespoir. Éboué était là, plus lourd, plus immobile encore qu’à l’accoutumée. Pour nous tous, qui n’avions été jusqu’ici que les spectateurs lointains de la guerre, qui n’avions pas été pris, par notre corps, dans les mouvements de la défaite, que rien n’était venu distraire de l’idée de défaite, le coup porté était d’une cruauté sans mélange et la souffrance ressentie proprement inexprimable. Notre assemblée se défit lentement, sans un mot.

Aux Français, la douleur n’est toujours pas bonne conseillère, mais la colère peut rendre la raison. La colère nous vint. Ce que nous avions entendu était par trop contraire au bon sens. Il s’agissait ou d’inconscience ou de trahison. Comment en serait-il autrement si la flotte était intacte, l’aviation en mesure de s’échapper, la Méditerranée malaisément franchissable, l’Angleterre inflexible ? À des ordres pareils on n’obéit pas, et s’ils cèlent, comme les plus tolérants le pensaient, un double jeu, tant mieux, mais la conclusion pratique reste la même : on résiste.

L’Appel du général de Gaulle que certains entendirent le lendemain et tous, au cours des émissions suivantes où on le répéta, multiplia la vigueur de notre passion. Nous savions que nous n’étions pas seuls à sentir de la sorte. Il y avait à Londres un homme, un membre du dernier gouvernement, qui disait et justifiait la révolte dont nous étions saisis. Et cet homme, à ne pas s’y méprendre, était un chef, propre à guider, s’il le fallait, la guerre que l’Empire allait engager pour la France et en son nom.

Car cette guerre, nous n’en doutions pas, même les plus tièdes, qu’elle s’organiserait aussitôt. L’expression : bloc africain, venue on ne sait d’où, se répandit comme par miracle. Des télégrammes s’échangeaient d’une capitale africaine à l’autre et la réunion des grands chefs de l’Empire paraissait imminente. Nous comptions évidemment qu’elle serait décisive ; nous en avions pour garantie le talent et la détermination de notre propre chef, M. Boisson, gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, en qui nous avions toute confiance. Que la guerre ainsi reprise fût une tâche de longue haleine, nous ne le savions guère et n’en n’avions pas souci ; il nous suffisait que le devoir fût clair, simple, exaltant, il l’était.

Avec les heures, avec les jours, il fallut déchanter. Des volontés ou des velléités continuaient bien de s’exprimer ici et là, mais le bloc africain restait un mythe, s’il n’était pas déjà un rêve perdu. L’armistice avait été finalement signé et, bien qu’on nous en cachât les termes, de peur de troubler prématurément le vaillant régiment du Tchad, nous commencions à deviner où l’on était tombé. À un premier télégramme, très fier, de M. Boisson aux populations, devait succéder un autre, beaucoup plus équivoque. Tout devenait confus. Ici commence la crise, la vraie.

Tant en effet qu’il ne s’agissait que de participer au bloc africain, fût-ce contre le vœu de Bordeaux ou de Vichy, la question de conscience serait débattue, si elle l’était, entre les chefs légitimes et le gouvernement. À notre niveau, l’unanimité restait, de droit, comme le voulait la discipline. Tout autre était le problème s’il fallait revendiquer contre toute la hiérarchie, ou presque, le privilège de se battre et ignorer les ordres, même s’ils n’étaient encore qu’insinués, de la politique officielle. On en venait au dissentiment collectif, pour tout dire à la révolte. Il était peu probable qu’elle pût être unanime. Les divergences que nous avions notées avant le 17 juin réapparurent et s’accusèrent. Pourtant, dans sa grande majorité, Fort-Lamy se révolta.

Mais pour qu’une révolte vaille, il faut qu’il y ait la rue Saint-Antoine, avec la Bastille au bout. Il n’y avait pas de rue Saint-Antoine au bord du Chari et la Bastille était au diable. Nous avons su depuis que, pour cette raison même, qui n’était pas particulière au Tchad, les mouvements enthousiastes qui animèrent, alors un peu partout, les territoires français, furent presque tous pris à la nasse. L’isolement jouait contre l’élan des cœurs, Dieu merci, chez nous, Éboué veillait.

Faute de chefs en Afrique, il s’adressait à celui qui était à Londres. Faute de communication française, il passerait, pour l’atteindre, par les autorités anglaises. Éboué envoya donc un télégramme au gouverneur de la Nigeria, le priant de mander à Fort-Lamy un représentant avec qui discuter des problèmes communs. M. Adams, commissaire des provinces du nord, accompagné de l’administrateur Giles, arriva par avion le 5 juillet. Des entretiens eurent lieu les 6 et 7 et plus d’une mesure pratique y fut envisagée, qui permettrait au territoire de prendre effectivement part à la guerre. Pourtant, à la fin de l’après-midi du 7, M. Adams devint tout à coup évasif. On lui avait passé un télégramme dont nous sûmes que plus tard ce qu’il lui annonçait : les Italiens s’étaient emparés de Kassala et avaient coupé la ligne Khartoum-Port-Soudan. Ce que nous comprîmes sur le moment fort bien, c’est que les Anglais reculaient l’instant des décisions précises.

Mais Éboué tint bon, M. Adams devait repartir le lendemain pour Lagos. Il fut admis que je l’accompagnerais. J’étais porteur d’une lettre pour le général de Gaulle où le gouverneur du Tchad déclarait se mettre à sa disposition. Il fut entendu d’autre part que l’administrateur Giles resterait à Fort-Lamy comme agent de liaison.

La lettre au général de Gaulle dûment expédiée à son destinataire, tel fut, sans doute le seul résultat positif de ce court voyage à Lagos. L’étiquette du gouvernement de la Nigeria n’y avait rien perdu de sa noblesse et plus on était courageux, mieux on le cachait sous les formes si bien convenues de la vie britannique. L’hésitation pourtant décelait la profondeur du désarroi. Quels conseils exactement devait-on nous donner ? Comment répondre aux facteurs contradictoires de la situation ? On n’en savait probablement rien. En tout cas on n’y répondit pas.

Parmi ces facteurs, deux, à nos yeux, tenaient la première place : le zèle impatient du plus grand nombre, la maussade opposition des autres. Mers-el-Kébir n’avait pas déplacé la majorité, tout au contraire. Les passions s’en étaient trouvées de part et d’autre aiguisées mais aussi, pour ainsi dire, fixées. Tout servait alors d’argument pour ou contre. Et les discours du général de Gaulle venaient fortifier encore l’enthousiasme des croyants. Que l’on ait su ou soupçonné qu’Éboué lui avait écrit, c’était bien mais cela ne suffisait pas. Ce que nous voulions, c’était rentrer directement, sans équivoque, dans la guerre. Sinon, à force d’attente et de vaines polémiques, tant d’élan ne serait-il pas perdu ?

On ne donna à la fête nationale que le minimum d’expression. Une sobre revue militaire, et rien d’autre. Mais n’était-ce pas trop encore si l’on ignorait dans quel esprit de routine, de résignation déguisée ou de lutte il avait été prescrit de présenter les armes ? Il était fort à craindre que ce ne fût pas pour la lutte. Selon la radio de Londres, M. Boisson avait déjà accepté de devenir à Dakar le haut commissaire du gouvernement de Vichy. Cette nouvelle, démentie avec indignation par Brazzaville, était vraie. M. Boisson lui-même allait nous la confirmer par télégramme le 16 juillet ; il nous indiquerait en même temps, que le général Husson prenait, à sa suite, la charge du gouvernement général de l’Afrique équatoriale française.

Les dés, cette fois, étaient bien joués. On ne pouvait plus se battre que dans la désobéissance ouverte. Et pour qui en jugeait froidement, l’organisation de cette désobéissance était chose difficile, pour ne pas dire impossible.

Telle fut sans doute l’impression de M. Boisson au cours des quatorze heures qu’il passa à Fort-Lamy, en route pour Dakar, du 20 au 21 juillet. (Le général Husson, qui l’accompagnait, retournerait lui-même à Brazzaville le lendemain.) Boisson demanda que la population se réunît à la mairie, il y affronta l’hostilité de son public avec talent et audace et parut ignorer ce que M. Éboué appelait gentiment des “mouvements divers”. Ne se disait-il pas qu’après tout, tant de pétulance finirait bien par tomber, faute d’emploi, et que mieux valait ne pas prendre de front un groupement, actif certes, mais voué, s’il tournait en rond, à perdre l’équilibre ? Et, de façon à assurer notre isolement, il ordonna – ce fut sa seule exigence – qu’on renvoyât en Nigeria l’administrateur Giles.

Le départ de Giles eut lieu le 24 juillet. Avait-on eu raison d’y consentir ? Au premier abord, il semblait que la chose ne fût pas si grave. Le rôle de l’agent de liaison britannique était forcément assez vague ; la correspondance chiffrée avec Lagos et, au besoin, avec Londres se poursuivrait aussi bien sans lui puisqu’il nous laissait ses codes ; enfin son retour en Nigeria donnait à M. Éboué l’occasion de faire passer au général de Gaulle un rapport détaillé, daté du 27, sur la situation morale, militaire et économique du territoire.

Mais la conclusion même de ce rapport signalait un risque que le renvoi de Giles allait aggraver : il devenait urgent, écrivait M. Éboué, que quelque chose se produisît, si l’on voulait éviter que le sentiment, encore ferme, de la population ne s’effritât. La présence du jeune fonctionnaire anglais était un signe rassurant. Tant qu’il était là, nous gardions un pied dans le camp de la guerre. Lui parti, c’est sur nos seules ressources morales qu’il nous faudrait compter pour tenir bon jusqu’à ce que ce « quelque chose » souhaité par M. Éboué se produisît – ou ne produisit pas.

Le fait est que l’on tînt bon, l’histoire est là pour en rendre compte. Mais, au cours des deux à trois semaines qui suivirent, l’esprit de résistance de Fort-Lamy fut soumis à dure épreuve. Non pas que l’on en vînt à changer de sentiment sur le fond même de la question ; le mal prenait une forme plus insidieuse : Éboué, se demandait-on, franchirait-il jamais le Rubicon ? Le général de Gaulle arriverait-il à se faire connaître ailleurs qu’à la radio de Londres ? Le temps ne jouait-il pas, jour après jour, contre nous ? Ce scepticisme confinait si bien au désespoir que plusieurs sous-officiers, tournant le dos à une décision collective, à quoi ils ne croyaient plus, passèrent en Nigeria pour se mettre à la disposition de l’armée anglaise. Cependant que, dans la petite capitale, la vie quotidienne se rendait à nouveau maîtresse des hommes des plus simples avec leurs habitudes, des plus purs avec leur chagrin.

C’est dans cette condition que le capitaine Moitessier, un inconnu venu du Caire le 3 août, nous trouva. La mission qu’il s’était pour ainsi dire donnée à lui-même rejoignait notre désir profond; il s’agissait de la guerre et du moyen d’y prendre part. Moitessier, en Égypte, était entré en contact avec le colonel de Larminat dont il avait mesuré le talent et la foi. C’était lui, assura-t-il à Éboué, qu’il fallait appeler à Fort-Lamy pour y provoquer le choc décisif. Éboué y consentit. Moitessier repartait pour Le Caire le 8 août.

Larminat, comme on sait, ne put répondre à l’appel d’Éboué. De Djibouti, où il se trouvait, je crois, le général de Gaulle le dirigeait sur Léopoldville pour y accomplir une autre part, non moins importante, de la tâche. Pourtant nous ne serions pas frustrés. De Lagos, avec qui nous n’avions échangé jusque là qu’une correspondance d’ordre secondaire, un télégramme nous parvenait le 14 août qui, enfin, rattrapait tout.

“Trois officiers, y était-il dit, envoyés par le général de Gaulle viennent d’arriver à Lagos. L’un d’eux se rendra à Fort-Lamy par prochain avion”.

Afin d’éviter tout accident comme toute discussion prématurée, cette nouvelle ne fut pas rendue publique. Prudence nécessaire, mais non sans inconvénients, car l’impression de vide et de vaine attente allait encore se faire sentir, parmi la population, durant neuf longues journées. Mais Éboué, quant à lui, n’avait plus de doutes ni sur la marche à suivre ni sur les résultats. Sa paix intérieure était devenue visible et c’est avec le plus grand calme que, le 20 août, il annonça à une délégation de sous-officiers qui avait demandé à le voir son intention de “sauter le pas”. Ses interlocuteurs ne furent pas entièrement satisfaits. Ils auraient voulu savoir sur-le-champ quand et comment le pas serait sauté. Ils sentirent pourtant qu’ils avaient affaire à un homme déterminé et acceptèrent de réserver leur décision.

Cette courte patience fut récompensée. Le 23 au matin, le prochain avion, promis dès le 14, était enfin annoncé. Il l’était pour le jour même, dans l’après-midi, et porterait à son bord, disait le télégramme, M. Pleven, délégué du général de Gaulle, et le lieutenant-colonel d’Ornano. Le nom de d’Ornano était une surprise ; nous ne savions pas, dans notre isolement, qu’il était passé de Brazzaville en Nigeria. Mais c’était une surprise réconfortante ; sa personnalité si parfaitement “tchadienne” donnerait à l’aventure cette touche d’élégance épique à quoi, plus ou moins, chacun de nous tenait dans le fond de son cœur.

Et voilà que, d’un seul élan, ce jour-là, Fort-Lamy se retrouva. Les miasmes des semaines sombres étaient balayés. La note qui faisait part de l’arrivée des deux voyageurs circula à une vitesse vertigineuse et provoqua, dans l’immense majorité de la population, une espèce de ravissement où se mêlaient tendresse, étonnement et fierté. Malheureusement, le colonel Marchand, en tournée sur les confins, n’était pas là. Mais l’avion de Lagos était en route et, quoique l’absence du commandant militaire fut regrettée, nous irions tous, gouverneur en tête, accueillir à l’aérodrome ceux dont la venue levait à tout jamais l’inquiétude et le doute.

La foule était si dense que Pleven et d’Ornano, ils nous l’ont avoué depuis, se demandaient avec anxiété, avant d’atterrir, si c’était bien pour la bonne cause qu’on avait pu réunir tant de gens. Leurs appréhensions furent bientôt dissipées. Devant eux, Fort-Lamy se consacrait au général de Gaulle.

Dès cet instant, sans phrases, la décision était acquise et le rassemblement qui eut lieu le lendemain matin au cercle des sous-officiers ne ferait que la confirmer. Pleven et d’Ornano y prirent successivement la parole, le premier avec l’émotion d’un homme qui avait assisté à la défaite et à la reddition, le second comme un soldat qui n’admettait pas qu’on lui interdit de se battre.

Restait pourtant le côté terre à terre de l’affaire. L’allégeance au général de Gaulle, cela signifiait bien, et même exclusivement, l’allégeance à la France, mais cela comportait aussi nombre de questions administratives, financières, économiques, à résoudre. À cet effet, Éboué convoqua tous ses chefs de service en présence de Pleven dans l’après-midi du 24 et commença par déclarer tranquillement : “J’ai pris la résolution de placer le territoire sous les ordres du général de Gaulle”. Il n’y avait plus qu’à discuter les modalités pratiques. L’accord sur le principe même du ralliement n’était pas unanime, on le sentit bien, mais encore une fois, la décision était acquise et l’on passa à l’ordre du jour.

Il convenait enfin d’obtenir l’adhésion personnelle du colonel Marchand. Elle ne faisait pas de doute. Encore fallait-il qu’il fût présent pour la donner. Rappelé par télégramme, il arriva à Fort-Lamy au début de l’après-midi du 25. Quelques heures plus tard, toute la population apprenait que le gouverneur et le commandant militaire étaient entièrement d’accord sur la politique à suivre et qu’une déclaration de ralliement aux Forces Françaises Libres serait lue le lendemain à la mairie.

Cette déclaration, aussi bien que la réponse que le général de Gaulle y fit le mardi 27, est assez connue pour n’avoir pas être rapportée. Après que le colonel Marchand en eût terminé la lecture, Éboué tint à s’adresser à l’opposition : minorité loyale, dit-il, dont il regretterait de se séparer, mais ceux qui pensaient ne plus pouvoir rester avec nous seraient libres de se retirer et auraient droit à toute notre courtoisie.

C’est sur ce mot gracieux que, dans la pauvre mairie de Fort-Lamy se termine, le 26 août 1940, l’histoire du ralliement du Tchad. Il restait maintenant à se mettre à l’ouvrage mais qu’importe le poids de la besogne, si l’on est en paix avec son cœur ?

Pour l’intelligence de ce récit, le lecteur peut prétendre à quelques explications. J’ai, d’un bout à l’autre, parlé de “nous”, de “nos”» passions et finalement de “notre” joie. De qui s’agit-il ? demandera-t-on. Eh bien du groupe tout entier, officiers, sous-officiers, commerçants et fonctionnaires de la ville de Fort-Lamy telle qu’elle vivait et sentait en 1940. Produire des noms, désigner même ceux qui me furent et me sont restés les plus chers, n’était-ce pas risquer, par omission, de faire tort à quelqu’un, de faire tort au territoire tout entier dont le comportement par la suite se montrerait unanime et inflexible. La citation du Tchad à l’ordre de l’Empire ne fait mention que d’Éboué et de Marchand. C’est l’exemple que j’ai suivi.

Et les villes et postes de l’intérieur, ajoutera-t-on ? Que sont-ils devenus dans toute cette affaire ? Il n’en est jamais question et tout se passe comme si le drame de Fort-Lamy était le seul qui comptât. C’est certainement celui qui comptait le plus, car si l’initiative n’était pas venue de Fort-Lamy, le reste du territoire, tout bien pesé, aurait été voué à l’impuissance et le patriotisme n’aurait pu s’y exprimer que sous forme de décisions individuelles. Cela dit, je m’empresse d’ajouter que le mérite des gens de l’intérieur, de Largeau à Fort-Archambault et d’Abéché à Rig-Rig, a été plus grand que celui de la capitale. Il n’y eut parmi eux qu’un tout petit nombre de défections. Rien pourtant, ou presque rien, étant donné l’impossibilité où l’on était de correspondre en secret, n’était venu soutenir leur courage et il leur avait fallu au cours de ces deux longs mois, puiser en eux seuls toute l’énergie nécessaire pour maintenir une vigueur morale que l’on retrouverait intacte le jour venu.

Reste enfin le cas de la population africaine. Quels étaient ses sentiments ? Et la décision prise le 26 août rencontrait-elle, de sa part, autre chose qu’une patiente indifférence ? Il me paraît certain que les Africains n’ont pas pu, tout d’abord, mesurer la profondeur de notre problème de conscience. Mais il me paraît non moins certain qu’ils comprirent tous peu à peu qu’une solution héroïque avait été choisie et c’était assez pour emporter leur adhésion. Le conflit entre la prudence et l’héroïsme se termine toujours, dans l’imagination et la sensibilité africaines, par le triomphe de l’héroïsme. Ainsi l’on peut dire, dans la perspective de 1940, l’Afrique penchait naturellement vers le gaullisme.

La preuve, pour le Tchad, en sera faite le 15 octobre. Ce jour-là, c’est par la population tout entière, enthousiaste et unanime, que sera accueilli à Fort-Lamy le général de Gaulle, héros africain et chef français.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 99, juin 1957.