Le retour de Jean Moulin en France, 1er janvier 1942
Le 1er janvier 1942, par une nuit de lune, Jean Moulin reprend contact avec la terre de France
Par Joseph Monjaret alias Hervé
Cinquante ans après, notre camarade Monjaret, Hervé dans la Résistance, le radio de Jean Moulin, nous raconte l’aventure courageuse qui a marqué sa vie et l’a fait entrer dans l’histoire à côté de son chef.
Il est à Londres depuis dix-sept mois : désireux de se battre sans autre délai sur le territoire national, il se porte volontaire pour des missions clandestines en France. À la station de départ de Newmarket, où il est entraîné, il apprend sa première affectation ; ce sera auprès de « Max » qu’il rencontre, qu’il découvre, élégant, plein d’humour « sous un aspect d’adolescent rieur » ; mais de Max il ne sait rien d’autre ; il comprend seulement que c’est un important responsable de la Résistance Intérieure ; il ignore encore son véritable nom.
Monjaret fait alors le récit minutieux, qui nous tient en haleine, du départ d’Angleterre ; du vol au-dessus de la Manche et de la France endormie sous la lune ; du lâcher sur la garrigue aux environs de Salon-de-Provence ; de l’aube de l’épopée héroïque qui va permettre au fédérateur de la Résistance d’accomplir exactement la mission décisive que de Gaulle lui a confiée et qui conduira au martyre, sans qu’il ait parlé, le juste du silence.
Jean Marin
Si la volonté de nous battre, qui animait alors les jeunes garçons que nous étions nous avait rassemblés à Londres, puis à Camberley pour constituer le noyau de ce qui allait devenir les Forces Françaises Libres, mon désir de combattre en France même m’avait conduit en novembre 1941, à une base proche de Newmarket pour attendre mon départ en mission. C’était un superbe château entouré d’un parc immense où se trouvaient déjà des officiers polonais, tchèques, norvégiens qui étaient là pour la même raison.
Convoqué quelques jours auparavant au BCRA, le capitaine Bienvenue, responsable des missions Action, me remet mon ordre de mission et une nouvelle identité qui fait de moi un nouveau personnage : Jacques André Le Goff, étudiant en médecine, né à Lorient où mon père exerçait son art ; mobilisé comme cavalier de 2e classe dans un régiment de dragons ma fiche de démobilisation, datée d’août 1940, est établie à Yssingeaux. Bien qu’absolument neufs, ces papiers, un peu patinés, ont un caractère d’authenticité parfaite.
Je reviens à la base où je fais la connaissance de mon chef de mission, Max : c’était le pseudonyme que s’était choisi Jean Moulin, dont j’ignorais alors l’identité réelle et pour lequel j’allais avoir à assurer la liaison par radio avec Londres. De taille moyenne, vêtu avec une sobre élégance, il était d’un abord agréable. D’un caractère gai, il aimait plaisanter et avait beaucoup d’humour. N’avait-il pas, du reste, réalisé et publié de nombreuses caricatures ? Un genre où il excellait. Les semaines et les mois qui allaient suivre allaient me permettre de le mieux connaître et de constater que, sous un aspect d’adolescent rieur, se cachaient une rare force de caractère et un grand courage.
Notre départ devait avoir lieu au cours de la lune de novembre. Les conditions atmosphériques ne le permirent pas et il fallut le remettre au mois suivant.
Après une dizaine de jours de permission, je reviens à la station et retrouve, outre mon chef de mission, un troisième partant, Raymond Fassin, officier aviateur de réserve, désigné pour accomplir une mission de liaison auprès du Mouvement « Combat », en zone sud.
Et l’attente recommence. Nos journées s’écoulent, assez monotones, et nous nous distrayons par de longues promenades dans le parc ou, le soir, par des jeux de société ; parfois aussi nous regardons nos camarades norvégiens, taillés en Hercule, qui, durant des heures s’amusent à fendre de grosses bûches. Chaque jour, le grand moment était l’attente de la météo et, chaque jour, c’était la même déception.
Jean Moulin, très souvent, se rendait à Londres et y passait la journée ; bien entendu, il ne nous révélait rien de sa mission, mais ces fréquents déplacements nous laissaient deviner qu’il rencontrait de très hauts personnages, et jusqu’au général de Gaulle : c’était notre seul moyen de deviner que notre chef de mission était un personnage important.
Le jour de Noël, il y eut une alerte ; le soir nous nous rendons au terrain où tout est prêt. La nuit est tombée et l’heure du départ approche c’est alors qu’arrive le contre ordre, mauvaise météo, pas de départ encore ce soir : nous avons passé une triste nuit de Noël !
Il nous faudrait attendre encore une huitaine, mais nous l’ignorions et, la lune étant à son déclin, nous n’espérions plus quitter l’Angleterre avant 1942.
C’est pour ce soir…
Comme souvent, Jean Moulin ce jour là prend la route de Londres mais contrairement aux autres fois, il revient à 13 heures et nous trouve au mess, nous apprêtant à déjeuner. Il nous prend à part, Fassin et moi, et nous annonce avec un grand sourire : « c’est pour ce soir ». De cette « veillée d’armes », je me rappelle notre joie, un peu tempérée par une pointe d’inquiétude.
La nuit était déjà tombée quand, vers 17 heures, une grosse Hudson noire vint nous prendre pour nous conduire au terrain. Nous essayons nos équipements, écoutons les dernières instructions des officiers de la RAF, spécialistes de ce genre d’opérations puis nous prenons contact avec l’équipage qui nous présente notre véhicule : c’est un bimoteur Whitley, assez lent mais armé de mitrailleuses lourdes (ce qui nous rassure un peu) et dont nous aurons à sauter par une trappe pratiquée dans le plancher. Équipés comme des Esquimaux, nous y prenons place avec un pincement d’émotion. L’avion décolle et met le cap sur un terrain du sud du pays de Galles. Quand nous y arrivons, un léger brouillard commence à tomber… Pendant que l’on fait le plein des réservoirs, car le voyage sera long, nous nous rendons à la baraque qui sert de mess aux officiers de la base où nous sommes reçus par le commandant avec la plus grande gentillesse : les officiers présents sont prodigues de leur whisky !
Quand arrive le moment du départ, nous nous harnachons à nouveau et nous nous hissons dans notre Whitley. Nous voyons, tout au fond du terrain, des files de bombardiers noirs qui attendent leur heure : autre forme du combat, autres dangers, autres angoisses… Le Whitley fait tourner ses hélices, les moteurs accélèrent leur régime et, après le bruit assourdissant du « point mort », l’avion glisse sur la piste. Nous voyons défiler les lampes obscurcies qui lui servent de repères et, dans un fracas assourdissant, l’appareil décolle et prend de l’altitude en piquant vers le sud.
Nous nous regardons en silence et un sourire un peu forcé nous détend le visage. Ce moment, si longtemps attendu, est enfin arrivé. La réalité tant espérée nous crispe un peu parce qu’avec elle apparaissent les dangers qui nous guettent cette nuit et peut-être surtout dans les jours qui vont venir. Notre « dispatcher » le wing commander Benham, géant sympathique aux cheveux grisonnants nous sourit de toutes ses dents et lève le pouce en signe de confiance.
L’angoisse du saut…
C’est alors que Jean Moulin nous annonce que nous allons être largués en Provence, au pied des Alpilles, à proximité d’une petite bergerie lui appartenant près d’Eygalières, où nous trouverons refuge et pourrons nous reposer. Puis, en cas de «mauvaise rencontre », après notre largage, nous convenons de raconter que, officiers appartenant à la base de Salon de Provence, nous sommes en exercice de nuit. Il nous précise aussi que l’opération est « blind », et qu’aucune équipe ne nous attend à l’arrivée.
Dehors, la lune brille maintenant de tout son éclat dans un ciel sans nuage. Nous voici sur la Manche. Soudain les mitrailleuses entrent en action : sommes-nous attaqués par la chasse allemande ? Non ; le dispatcher nous rassure : les mitrailleurs essaient seulement leurs armes. Tout rentre dans le calme et nous nous glissons dans nos matelas chauffants quand les côtes françaises sont annoncées. La DCA allemande se met à aboyer, constellant notre nuit d’éclatements brillants. Les projecteurs fouillent le ciel, et voici que l’appareil vire sur une aile et pique vers la terre. L’inquiétude nous saisit, nous ajustons nos parachutes, prêts à sauter. L’avion reprend de l’altitude et le pilote nous rassure en nous faisant savoir qu’il lui a fallu manoeuvrer pour éviter le faisceau d’un projecteur, ce qui eût été notre perte. Tout est redevenu calme, mais l’alerte a été chaude et nous avons eu très peur. Notre dispatcher nous offre du thé et des sandwiches dont il a une ample provision.
Le temps d’une chanson
À nouveau, nous cherchons le sommeil, mais la nuit est glaciale et la carlingue mal protégée du froid. Max ne dormait pas, il avait la tête entourée d’un foulard de laine, noué sur le sommet du crâne, ce qui m’amena à lui faire remarquer sa ressemblance avec ces personnages de Forain sortant de chez l’arracheur de dents. Il se mit à rire et me répliqua que, même s’il ne souffrait pas des dents, la carlingue du Whitley ne lui paraissait pas plus agréable que la salle d’attente du dentiste qui, elle au moins, était chauffée.
Un peu plus tard, la DCA nous prit encore à partie, à l’approche de je ne sais quelle ville, mais moins violemment cette fois. Quand tout fut rentré dans l’ordre, chacun s’endormit.
Nous somnolions encore quand, vers 1 heure du matin, le dispatcher nous fit savoir qu’il nous fallait nous préparer à sauter. Nous en avions pour près d’une demi-heure, le temps de prendre un thé brûlant et de grignoter un sandwich. Nous réglons alors les derniers détails. Après l’atterrissage, la consigne était de nous retrouver auprès du poste radio. Pour nous reconnaître entre nous, nous sifflerions quelques notes d’un air connu :
Y’a un nid dans l’poirier J’entends la pie qui chante …
Ceci réglé, il ne nous reste qu’à attendre. La petite lampe rouge de « l’action station » s’allume. Nous ouvrons la trappe et Max se met en position de saut, les pieds dans le vide. L’avion a perdu de l’altitude et nous avons tout le loisir de voir défiler sous nous les routes, les arbres et les champs. Les minutes s’écoulent interminables, et le signal du saut ne s’allume pas. Que se passe-t-il ? Va-t-il falloir abandonner et rentrer en Angleterre, ce que nous redoutons. Le pilote nous fait savoir qu’il ne repère pas l’endroit où il doit nous larguer. Max rentre alors ses pieds et attend dans une position moins inconfortable. Il fait un froid presque intenable, car la trappe reste ouverte. L’avion vole maintenant très bas, et tandis que pilote et navigateur continuent à chercher nous voyons défiler les villages endormis et cette terre de Provence que nous souhaitons si fort atteindre cette nuit. Le long d’une route, cinq ou six personnes se sont arrêtées et regardent ce gros avion noir qui vole si près d’eux.
La lumière rouge s’allume à nouveau et Max se remet en position de saut. La lumière rouge clignote plusieurs fois et le feu vert s’allume, c’est le moment ! Le dispatcher lève le pouce en souriant et crie « Go » : Max disparaît dans la trappe, suivi de Fassin et je m’engouffre à mon tour. Mon parachute s’ouvre presque aussitôt et je vois trois autres corolles qui descendent en diagonale et en se balançant car le mistral souffle.
Le plongeon dans la clandestinité
Presque sous moi, un parachute s’affaisse, un peu plus loin un deuxième, je ne vois plus le troisième, tout occupé que je suis de mon propre atterrissage. Suis-je destiné à cette haie de cyprès ? ou à ces quelques arbres isolés ou bien encore – Dieu m’en préserve ! – À ce chemin de terre qui me paraît bien dur ? On pense vite en ces instants-là. La terre aussi approche vite. Une traction sur les suspentes et je me reçois sur un sol assez tendre près d’une haie de cyprès derrière laquelle mon parachute s’affaisse, abrité du mistral. Je défais mon harnachement, mes oreilles encore bourdonnantes du fracas des moteurs.
La nuit est splendide, il fait froid, mais ce n’est pas le moment de s’attarder à contempler une belle nuit de Provence. Je replie mon parachute, et, mon colt à la main, je pars à la recherche de mes deux compagnons et du poste. L’inquiétude me gagne lorsque, au bout d’une heure environ, j’aperçois une forme humaine : je siffle l’air convenu. Pas de réponse. Je siffle à nouveau, l’homme me fait un signe et je m’approche : c’est Max qui marche, grelottant et courbé de froid : il m’explique qu’il est tombé en un endroit humide où il a glissé, y laissant les sandwiches qu’il avait pris en charge. Nous nous mettons à la recherche de Fassin que nous trouvons en train de combler un trou où il vient d’enterrer le poste. Un deuxième trou que nous creusons reçoit son parachute et son équipement de saut, mais l’heure passe et le jour commence à poindre. Faute de temps pour les enterrer, nous enroulons les deux équipements restants et les cachons dans un roncier, sous un petit pont. Il nous reste maintenant à rejoindre la bergerie de Max. Celui-ci, qui connaît bien la région, cherche à s’orienter : nous marchons un moment et il s’aperçoit alors que nous avons été largués à près de 20 kilomètres du point prévu. Nous pestons bien un peu, mais il nous faut faire contre mauvaise fortune, bon coeur et nous nous mettons en marche. Très fatigués par notre voyage aérien, un peu émus aussi par notre premier contact clandestin avec le sol de France, nous marchons sans mot dire. Le froid est vif et la faim nous tenaille. Plus de sandwiches et pas de tickets d’alimentation. Un hameau – Aureille – que nous traversons au petit matin, nous offre la tentation d’un café qui nous parait accueillant ; mais la prudence nous conseille de ne pas succomber, car les allées et venues de l’avion la nuit précédente n’ont certainement pas manqué d’éveiller la curiosité des habitants. Nous continuons donc notre marche, évitant les agglomérations, et marchons à travers la garrigue.
Au début de l’après-midi, nous arrivons enfin à proximité d’Eygalières. Nous décidons de nous séparer momentanément et de gagner la bergerie l’un après l’autre. Jean Moulin part le premier suivi, à quelques minutes par Fassin. Au moment de partir à mon tour, deux gendarmes arrivent, à bicyclette et me demandent mes papiers. Leur examen paraît les satisfaire mais ils semblent intrigués par notre comportement et me demandent ce que nous faisons dans cette campagne par cette froide journée de janvier. Je leur explique que je suis étudiant à Montpellier où mes deux compagnons sont professeurs et que nous mettons à profit ces vacances de Nouvel An pour visiter cette région de Provence qu’a chantée Alphonse Daudet dont nous sommes des admirateurs. Ils me paraissent plus perplexes que convaincus, mais après un moment d’hésitation silencieuse, ils finissent par s’en aller. Je les laisse s’éloigner et m’en vais à mon tour. Mais, craignant qu’ils continuent de me surveiller, j’hésite à rejoindre mes deux compagnons et pars en direction de Plan d’Orgon, à quelques kilomètres où, en fin d’après-midi, je prends un car en direction de Marseille.
Je ne devais retrouver Jean Moulin que trois semaines plus tard, à Bargemon, dans le Var, chez son ami le colonel Manhès où j’avais trouvé refuge après avoir échappé à une arrestation à Toulon. Je pus alors commencer mon travail, à Orange d’abord, à Lyon ensuite, jusqu’au mois d’août, quand Jean Moulin me confia une nouvelle mission.
Raymond Fassin, lui aussi, s’était installé – sans incident – à Lyon, auprès du Comité directeur du mouvement « Combat ».
Quant à Max, il avait déjà commencé l’oeuvre gigantesque qu’il devait mener à bien et qui a lié son nom à cette période de l’histoire de France.
Un témoignage : le général de Gaulle évoque Jean Moulin
Le général de Gaulle, qui tenait Jean Moulin en haute estime, en a tracé un portrait admirable que je vous livre en matière de conclusion.
Cet homme, jeune encore, mais dont la carrière avait déjà formé l’expérience, était pétri de la même pâte que les meilleurs de mes compagnons. Rempli jusqu’aux bords de l’âme de la passion de la France, convaincu que le « gaullisme » devait être, non seulement l’instrument du combat, mais encore le moteur de toute une rénovation, pénétré du sentiment que l’État s’incorporait à la France Libre, il aspirait aux grandes entreprises. Mais aussi, plein de jugement, voyant choses et gens comme ils étaient, c’est à pas comptés qu’il marcherait sur une route, minée par les pièges de l’adversaire et encombrée des obstacles élevés par les amis.
Homme de foi et de calcul, ne doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que ministre, Moulin devait, en dix-huit mois, accomplir une tâche capitale. La Résistance dans la métropole, où ne se dessinait encore qu’une unité symbolique, il allait l’amener à l’unité pratique. Ensuite, trahi, fait prisonnier, affreusement torturé par un ennemi sans honneur, Jean Moulin mourait pour la France, comme tant de bons soldats qui, sous le soleil et dans l’ombre, sacrifièrent un long soir vide pour « remplir leur matin ».
Premier ordre de mission de Jean Moulin
Alors Jean Moulin mena à bien la mission que lui avait confiée le général de Gaulle :
Londres, 24 décembre 1941.
Je désigne M. J. Moulin, préfet, comme mon représentant et comme délégué du Comité national, pour la zone non directement occupée de la métropole.
M. Moulin a pour mission de réaliser dans cette zone l’unité d’action de tous les éléments qui résistent à l’ennemi et à ses collaborateurs.
M. Moulin me rendra compte directement de l’exécution de sa mission (1).
(1) Mémoires de guerre, l’Appel. Éditions Plon.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 277, 1er trimestre 1992.