Le sacrifice de Pierre Brossolette

Le sacrifice de Pierre Brossolette

Le sacrifice de Pierre Brossolette

Héros de la France Libre – héros de la Résistance

Par Guillaume Piketty, diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris

Préparation d’une thèse sur l’itniéraire intellectuel et politique de Pierre Brossolette

Lorsqu’il n’est pas tout simplement méconnu, le nom de Pierre Brossolette est le plus souvent associé à la Résistance. Rares sont en effet ceux qui savent qui fut cet homme, les initiatives et positions qu’il prit, les idées qu’il défendit avant la Seconde Guerre mondiale et qui éclairent la trajectoire du résistant.

Issu d’une famille farouchement républicaine et laïque, brillant normalien, journaliste accompli et spécialiste des relations internationales, militant chevronné au sein de la SFIO, résistant de la première heure, telles sont les cinq caractéristiques qui permettent de cerner un peu mieux cet homme dont le nom orne tant d’avenues, de rues, de places françaises, mais que bien peu connaissent.

Républicain et socialiste

Pierre Brossolette, troisième enfant de Léon Brossolette et de Jeanne Vial, qui devait décéder en 1914, naquit le 25 juin 1903. Le milieu social dont il était issu est un exemple révélateur d’ascension sociale en trois générations, typique du fonctionnement du « modèle républicain » à l’oeuvre sous la Ille République : son grand-père, François-Polycarpe, était cultivateur, son père fut instituteur et inspecteur de l’enseignement primaire, lui-même fut normalien de la rue d’Ulm.

À la fin des années vingt, après avoir été d’abord, à l’instar de son père, de sensibilité radicale, Pierre Brossolette se tourna vers le socialisme. En 1930, il adhéra donc à la SFIO, dans la 16e circonscription de la Seine, avant de rejoindre la fédération de l’Aube, département d’origine de sa famille. Le 2 juin 1935, Pierre Brossolette devint secrétaire fédéral SFIO de l’Aube.

Du pacifiste raisonnable au Cassandre

En 1926, après son retour à la vie civile, s’était posée la question de l’orientation à donner à sa vie professionnelle. Il abandonna assez vite l’idée d’enseigner ainsi que celle de passer des concours administratifs. Restaient alors la politique, si possible internationale, et le journalisme, pour lequel il opta finalement et dont il espérait qu’il satisferait son goût pour l’action et les débats d’idées. Pierre Brossolette avait des convictions ; il ne dédaignait pas de les faire connaître : il serait donc journaliste, et militant. Traitant de tous les sujets, il s’imposa comme spécialiste de politique étrangère.

L’arrivée de Hitler au pouvoir (contre laquelle il écrivit à de nombreuses reprises au tournant des années trente) marqua la fin des illusions d’un homme qui avait longtemps cru que le « Plus jamais ça » des « Anciens de 14 » était possible. Sceptique, voire pessimiste, il devint alors l’un des Cassandres français en matière de relations internationales, à la différence de nombre de ses amis de la SFIO qui, bien qu’antifascistes convaincus, ne furent pas toujours lucides à l’égard du nazisme.

À partir de 1934, il tint la rubrique de politique internationale de divers journaux tels que, par exemple, l’Europe nouvelle ou le Populaire. Militant de la paix toujours, il continua néanmoins de faire preuve, tout au long des années trente, de la plus grande vigilance à l’égard des dictatures, et dénonça sans relâche les politiques étrangères de Hitler et de Mussolini.

Durant l’été 1936, qui fut celui du début de la guerre civile espagnole, il condamna la rébellion de Franco. À l’automne 1936, il fut appelé à la radio nationale, Radio-PTT, où il entreprit de commenter chaque jour la politique internationale. C’est là qu’à partir de la fin du mois de septembre 1938 il dénonça vigoureusement les accords de Munich, jugés par lui déshonorants et lourds de conséquences.

En janvier 1939, il fut exclu de la radio à cause de ses opinions antimunichoises. Le mois suivant, il fonda aux côtés de Daniel Mayer, Léo Lagrange, Pierre Bloch, Georges Izard, le bimensuel Agir, organe d’expression de la minorité antimunichoise de la SFIO.

Enfin, dans le Populaire, le 23 août 1939 juste après la signature du pacte germano-soviétique, il fit une nouvelle fois montre de lucidité à la fois sur les conséquences probables du nouvel accord et sur l’attitude de Moscou et des communistes français.

Ainsi peut-on dire que la déclaration de guerre souligna pour Pierre BrossoIette un triple échec. L’échec d’un homme qui fut pacifiste passionnément, mais sut passionnément combattre ce qu’il appelait le « pacifisme bêlant ». Celui aussi d’un démocrate qui ne cessa d’avertir ses compatriotes des dangers des systèmes fasciste et nazi. Celui enfin d’un homme politique qui ne put que critiquer ce qu’il considérait comme la trop grande timidité de l’équipe gouvernementale issue du parti auquel il appartenait, sans parvenir à faire valoir ses idées.

La guerre…

À la mobilisation, Pierre Brossolette interrompit ses activités politiques. Malgré un avis médical défavorable, il obtint d’être affecté à une unité combattante.

C’est ainsi qu’il se retrouva lieutenant au 5e régiment d’infanterie, à Jouarre. En mars 1940, promu capitaine, il commandait la compagnie d’accompagnement du régiment. En juin, il se battit sur la Marne, puis mena en bon ordre la retraite de sa compagnie jusqu’à Limoges. Sa conduite lui valut d’être décoré de la croix de guerre.

Démobilisé le 23 août 1940, il n’obtint pas de poste d’enseignement, et, à la fin du mois de novembre, il acquit avec son épouse la librairie-papeterie du 89, rue de la Pompe, près du lycée Janson-de-Sailly, qui allait rapidement servir de couverture à ses activités de résistant.

Musée de l’Homme et Confrérie Notre-Dame

Au cours de l’hiver 1940-1941, en effet, il accepta la proposition qui lui était faite de travailler pour le « Groupe du Musée de l’Homme », répondant en ces termes à Jean Cassou venu lui proposer de rejoindre le « Groupe » : « Il n’y a plus rien à faire ; alors, puisque tout est perdu, je suis avec vous… » Il participa ainsi à la rédaction de Résistance, le bulletin clandestin du mouvement, dont il rédigea intégralement le dernier numéro, après la décapitation du « Groupe » par la Gestapo. Dans ce bulletin, daté du 25 mars 1941, il insistait sur le fait que l’Allemagne avait entrepris de dépouiller systématiquement la France, et sur l’idée que si l’Angleterre ne fournissait pas autant de marchandises qu’elle le pouvait aux Français, c’est tout simplement parce qu’elle savait bien où iraient ces produits : en Allemagne… D’où la nécessité absolue de ne pas se laisser tromper par la propagande de Vichy et/ou de l’occupant et, au contraire, de réagir contre l’Allemagne, tout en évitant de devenir, ou de continuer à être, anglophobe.

Contacté par le réseau de renseignement de Rémy, la future CND (« Confrérie Notre-Dame »), Pierre Brossolette y entra à la fin de l’année 1941, sous le pseudonyme de Pedro. Le 1er décembre 1941, il signa son engagement dans les Forces Françaises Libres. Durant l’hiver 1941-1942, il rédigea un certain nombre de rapports sur l’état de la France occupée, qui furent envoyés à Londres, et établit la liaison avec la France Libre de « Libération Nord » et de l’« Organisation Civile et Militaire. » Il commença ainsi à tisser les réseaux qui firent de lui l’un des meilleurs connaisseurs de la Résistance de la zone nord. Sa librairie servit aussi de lieu de rencontre et de réunion, de « boîte aux lettres » aux résistants de tous bords, tels que Marcel Berthelot, Louis Vallon, Christian Pineau ou Henri Frenay, de passage à Paris.

Le 26 avril 1942, Pierre Brossolette, dit Bourgat, s’envola pour Londres à bord d’un avion Lysander. Il partait rendre compte de la situation de la Résistance en France, et principalement en zone occupée, au général de Gaulle.

De Gaulle, évidemment…

À ce moment de son itinéraire, Pierre Brossolette était incontestablement un fervent partisan du général de Gaulle, en qui il voyait le sauveur de l’honneur de la France. Il était en revanche très négatif à l’égard des partis politiques, qui, selon lui, avaient failli en ne parvenant pas à empêcher la catastrophe de 1940. Son souhait était de préparer la Libération en rassemblant, dans la Résistance, et derrière le général de Gaulle, outre les mouvements de Résistance, les représentants non compromis avec l’occupant et/ou avec Vichy de ce qu’il appelait « les grandes familles spirituelles de la France. »

brossolette-londres
Pierre Brossolette (1903-1944), ici photographié à Londres. Il travailla d’abord pour le Groupe du Musée de l’Homme, puis pour la Confrérie Notre-Dame, avant de devenir, à l’automne 1942, l’adjoint de Passy au BCRA. Après la mort de Jean Moulin, il participa à la réorganisation de la Résistance intérieure, en compagnie de Bouchinet-Serreulles, Bingen et Bollaert. Arrêté à Audierne en février 1944, transféré à Paris, torturé par la Gestapo, il se suicida pour ne pas parler (RFL).

Ainsi, de retour à Paris pour contribuer à la réorganisation de la CND durement touchée par les arrestations, il poursuivit, de juin à septembre 1942, l’œuvre de ralliement à la France Libre, puis à la France Combattante, d’éminentes personnalités politiques telles que le socialiste André Philip ou le PSF Charles Vallin, et organisa leurs départs vers l’Angleterre. Mais, après le succès de l’accueil d’André Philip par la France Combattante, l’arrivée de Charles Vallin à Londres en septembre 1942 provoqua de violentes polémiques qui empêchèrent de Gaulle de le prendre dans son entourage immédiat.

Pierre Brossolette écrivit alors un article intitulé « Renouveau politique en France » qu’il donna à la Marseillaise, le journal de la France Combattante à Londres, le 27 septembre 1942, article qui constitua l’aboutissement et le point d’orgue de sa démarche publique contre les anciens partis politiques dont il doutait de la capacité à se réformer et à mettre en oeuvre le futur redressement de la France.

Cependant, la levée de boucliers provoquée par l’arrivée de Charles Vallin à Londres, jointe aux rapports venus de France qui montraient la progressive reconstitution des partis politiques et, surtout, la renaissance de leur audience dans l’opinion française, le conduisirent à progressivement évoluer dans sa position à leur égard, pour finalement admettre leur participation aux institutions de la Résistance Intérieure.

Par ailleurs, Pierre Brossolette, tout gaulliste fervent qu’il fût à cette époque, n’avait en rien perdu sa capacité de dire ce qu’il pensait ; même à celui qui incarnait à ses yeux l’honneur de la France. Ainsi écrivit-il, dans une lettre au général de Gaulle datée du 2 novembre 1942 :

« Mon Général,

( … ) Je vous parlerai franchement. Je l’ai toujours fait avec les hommes, si grands fussent-ils, que je respecte et que j’aime bien. Je le ferai avec vous que je respecte et aime infiniment. Car il y a des moments où il faut que quelqu’un ait le courage de vous dire tout haut ce que les autres murmurent dans votre dos avec des mines éplorées. Ce quelqu’un, si vous le voulez bien, ce sera moi. J’ai l’habitude de ces besognes ingrates, et généralement coûteuses.

Ce qu’il faut vous dire, dans votre propre intérêt, dans celui de la France Combattante, dans celui de la France, c’est que votre manière de traiter les hommes et de ne pas leur permettre de traiter les problèmes éveille en nous une douloureuse préoccupation, je dirais volontiers une véritable anxiété.

Il y a des sujets sur lesquels vous ne tolérez aucune contradiction, aucun débat même. Ce sont d’ailleurs, d’une façon générale, ceux sur lesquels votre position est le plus exclusivement affective, c’est-à-dire ceux précisément à propos desquels elle aurait le plus grand intérêt à s’éprouver elle-même aux réactions d’autrui.

( … ) Si je vous ai néanmoins choqué par la liberté de mon propos, je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Je ne l’ai fait que par sincérité, à cause de l’attachement profond que je vous porte, à cause du sacrifice que j’ai fait à la France Combattante de toutes les prudences, et de toutes les pudeurs mêmes.

Je crois que vous me comprendrez.

Et je vous prie d’agréer, Mon Général, l’assurance de mon très grand respect, et d’une affection plus grande encore. »

Missions Arquebuse et Brumaire

À partir de la fin du mois de septembre 1942, et jusqu’en janvier 1943, devenu l’adjoint de Passy à la tête du BCRA, il contribua, de Londres, comme Jean Moulin le faisait à la même époque de France, au développement des relations entre les Résistances intérieure et extérieure. Il traita avec Emmanuel d’Astier de La Vigerie et Henri Frenay de passage à Londres. Il prépara la mission Pallas, participa à l’accueil de Fernand Grenier dans la capitale anglaise au début de l’année 1943. Il élabora les missions Arquebuse et Brumaire. Cette dernière désignait trois objectifs : administratif, militaire et de renseignement, comme l’indiquait l’ordre de mission de Pierre Brossolette daté du 24 janvier 1943 :

«1 – Procéder en ZO à la séparation la plus stricte possible entre tout ce qui concerne le renseignement d’une part, et l’action civile et militaire d’autre part.

2 – Procéder à l’inventaire de toutes les forces qui, soit dans le cadre des groupements de résistance, soit dans le cadre de groupements spécifiques comme l’OCM, soit dans le cadre des organisations politiques, syndicales ou religieuses peuvent jouer un rôle dans le soulèvement national en vue de la Libération. En prévoir la mise à la disposition de l’EMZO (l’État-Major de la Résistance dans la Zone Occupée) soit à l’échelon de la ZO tout entière, soit préférablement à l’échelon régional.

3 – Rechercher d’une part à la faveur de contacts directs et d’autre part en collaboration avec les organismes mentionnés plus haut les cadres d’une administration provisoire de la ZO au jour de la Libération.

Dans ce même ordre de mission, la position de représentant du général de Gaulle et de la France Combattante auprès de la Résistance Intérieure dans son ensemble, et uniquement en cas de rupture des communications avec Londres, était conférée à Pierre Brossolette, de même qu’au colonel Passy qui devait le rejoindre en France, et à Jean Moulin et André Manuel, alors en mission sur le territoire métropolitain. Les quatre hommes étaient en outre déclarés « conjointement compétents » pour :

«1 – exprimer et interpréter les directives du général de Gaulle et du Comité National Français ;

2 – désigner dans chaque zone l’un d’entre eux pour prendre en commun avec les représentants de la Résistance au sein de chacun des deux comités de coordination les mesures jugées utiles à la libération du pays. »

Chargé de la mission Brumaire, Pierre Brossolette revint donc en France dans la nuit du 26 au 27 janvier 1943. Avant de partir pour Paris, il passa à Lyon où il rencontra Jean Moulin.

Le 21 février suivant, tenant compte des informations et des suggestions d’André Manuel, et surtout de Jean Moulin, arrivés entre-temps à Londres, le général de Gaulle signa les « Nouvelles Instructions », et institua de fait le futur Conseil National de la Résistance :

« L’évolution des événements nous amène à modifier nos instructions de 1942 dans le sens à la fois d’un regroupement des forces de combat en vue de l’Action (I) et simultanément d’un élargissement des assises morales et politiques de la Résistance française groupée autour du général de Gaulle (II).

I

1 – Rex déjà le délégué du général de Gaulle en ZNO, devient dorénavant le seul représentant permanent du général de Gaulle et du Comité National pour l’ensemble du territoire métropolitain.

2 – Sous sa responsabilité, il pourra déléguer, à titre temporaire, certains de ses pouvoirs à des personnes choisies par lui et responsables devant lui.

3 – Pour l’immédiat, et notamment pour, mener à bien l’établissement du Conseil de la Résistance prévu au titre (II) ci-après, la charge des négociations et de leur conclusion incombe conjointement à Rex, Arquebuse et Brumaire (dans la mesure où ils se trouvent sur le territoire métropolitain et en état d’agir, et chacun dans le domaine de sa mission).

II

4) Il doit être créé dans les plus courts délais possible un Conseil de la Résistance unique pour l’ensemble du territoire métropolitain et présidé par Rex, représentant du général de Gaulle… »

Quelques jours plus tard, le colonel Passy rejoignit Pierre Brossolette à Paris et lui transmit les nouvelles instructions. Ensemble, les deux hommes entreprirent de coordonner les initiatives des mouvements, réseaux et organisations politiques, syndicales et religieuses. En deux mois furent ainsi définies les bases d’un accord militaire et de la représentation des plus importants des mouvements au sein du Comité de coordination de zone Nord (deuxième élément, après les MUR de la zone Sud, et en attendant certains partis politiques et syndicats, du futur Conseil National de la Résistance) que Pierre Brossolette, conformément à son premier ordre de mission, persista à mettre en place.

Le 31 mars 1943, Pierre Brossolette et le colonel Passy rendirent compte de leur mission à Jean Moulin, nouvellement nommé délégué du général de Gaulle et de la France combattante pour l’ensemble du territoire métropolitain. Dans la nuit du 15 au 16 avril 1943, ils regagnèrent l’Angleterre.

Le 27 mai eut lieu la première réunion du Conseil National de la Résistance.

Dernière mission

De juin à juillet 1943, à Londres, en l’absence de Maurice Schumann et en sus de ses activités au BCRA, Pierre Brossolette anima sur les ondes de la BBC l’émission Honneur et Patrie.

Le 13 août, il partit pour Alger obtenir du général de Gaulle l’autorisation de repartir en mission en France occupée.

Le 18 septembre, il s’envola pour la France, rejoindre Émile Bollaert, qui venait d’être nommé délégué du Comité Français de Libération Nationale auprès du CNR, et préparer les modalités de la future rénovation de la presse à la Libération. Là, avec Claude Bouchinet-Serreulles et Jacques Bingen, il s’efforça de contribuer à la réorganisation de la Résistance Intérieure, durement touchée par la disparition de Jean Moulin et la série d’arrestations de l’automne, tout en introduisant Émile Bollaert auprès des mouvements de Résistance.

Rappelés à Londres, Pierre Brossolette et Émile Bollaert tentèrent de quitter la France par Lysander en décembre puis en janvier. Contraints par le mauvais temps à y renoncer, ils embarquèrent le 2 février 1944, mais leur bateau s’échoua près de Plogoff. Le lendemain, ils furent arrêtés par la Feldgendarmerie d’Audierne et transférés à la prison de Rennes.

Le 15 mars, leur véritable identité fut découverte. Ils furent conduits à Paris le 19 au soir.

Émile Bollaert fut déporté à Buchenwald. Pierre Brossolette, amené dans les locaux de la Gestapo, 84, avenue Foch, torturé pendant un jour et demi, se jeta de la fenêtre du 4e étage pour ne pas parler.

LES SOUTIERS DE LA GLOIRE

HONNEUR ET PATRIE
Pierre Brossolette

Pendant deux ans, Pierre Brossolette a mené la lutte sur le front intérieur de la France Combattante.
Pierre Brossolette est à Londres. Pierre Brossolette vous parle…

BBC, 21 septembre 1942 – 20 h 25

« Français,

Ce n’est pas sans débat que j’ai accepté de payer mon tribut d’arrivant en parlant aujourd’hui à ce micro. Car je n’ai pas oublié que dans le grand trouble des esprits et des coeurs de l’avant-guerre, la voix de Pierre Brossolette a suscité des inimitiés tenaces aussi bien que des fidélités passionnées. Et, si j’avais pensé un instant qu’elle pût maintenant encore réveiller la moindre division parmi les Français qui souffrent et qui luttent, je me serais tu avec sérénité : je n’ai pas la nostalgie du micro.

Mais il m’a finalement semblé que, aujourd’hui, trop de mains se sont tendues entre les Français qui se combattaient hier, il m’a semblé qu’à travers les épreuves douloureuses et héroïques de la Résistance, une trop profonde et trop magnifique solidarité – je dis mieux : trop profonde et trop magnifique complicité s’est forgée entre tous les Français, pour que tous n’accueillent pas avec sympathie ce soir une parole qui n’est plus que celle d’un soldat de la seconde bataille de France parlant à ses camarades de combat. Et peut-être au contraire pour les mots de communion nationale que j’ai à prononcer sera-ce un poids supplémentaire que d’être dits par un homme qui passa naguère pour un partisan si violent.

J’aurais voulu dès ce soir fixer devant vous, devant ceux qui ont été et sont toujours mes amis, devant ceux qui ne l’ont pas été naguère et qui le seront demain, la leçon de notre arrivée commune ici, à Charles Vallin et à moi, la leçon de cette arrivée que nous avons l’un et l’autre voulue commune pour montrer physiquement à tous qu’il n’y a plus entre les Français de fossé, sinon le fossé séparant à jamais ceux qui veulent leur pays intact et libre et ceux qui le toléreraient mutilé et asservi…

Mais, aujourd’hui, je veux d’abord, parce que je crois que je le puis, je veux d’abord répondre à une des interrogations muettes et ardentes de millions de Français et de Françaises.

Ces Français, ces Françaises, ils savent bien, certes, que ce n’est pas pour un homme que nous nous battons, mais pour une cause, que ce n’est pas un homme qui nous a rejetés dans la bataille, mais un geste, un sursaut – son geste, son sursaut – et que peu importe en principe le nom dont est signé le texte historique qu’aujourd’hui encore je ne puis relire sans que l’émotion ne me saisisse à la gorge, le texte que vous devriez tous savoir par coeur, le texte qui, à la fin tragique de juin 1940, nous a tous rappelés de l’abîme en nous disant : « La France a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre… Il faut que la France soit présente à la victoire. Alors elle retrouvera sa liberté et sa grandeur… » Ils savent tout cela qui précisément donne à notre bataille son sens et sa splendeur. Mais je n’en connais pourtant pas beaucoup qui, malgré tout, ne se demandent avec une sorte de curiosité passionnée comment est l’homme en qui s’incarne depuis deux ans leur suprême espérance. Eh bien ! la réponse à cette question muette, la réponse que n’ont pu vous donner ni ceux qui sont arrivés ici sans connaître le général de Gaulle, ni ceux qui ne sont pas libres de parler de lui, parce qu’ils sont ses collaborateurs directs, peut-être puis-je essayer de vous la fournir, moi qui le connais déjà, mais qui peux m’exprimer sur lui avec la liberté d’un homme parlant d’un autre homme.

Et alors, moi qui depuis quinze ans commence à avoir suffisamment vu de choses et de gens pour savoir où est la grandeur et où est la bassesse, où est le calcul, où est le désintéressement, où est la fourberie et où est la probité, où sont les idées courtes et où sont les grandes vues d’avenir, je vous dis à tous, à vous tous qu’a soulevé d’un même souffle le geste du 18 juin 1940 : « Français, ne craignez rien, l’homme est à la mesure du geste, et ce n’est pas lui qui vous décevra lorsqu’à la tête des chars de l’armée de la délivrance au jour poignant de la victoire, il sera porté tout au long des Champs-Élysées, dans le murmure étouffé des longs sanglots de joie des femmes, par la rafale sans fin de vos acclamations . »

Voilà ce que je voulais d’abord vous dire ce soir. Mais voici maintenant ce qu’il faut que je vous demande. À côté de vous, parmi vous, sans que vous le sachiez, toujours luttent et meurent des hommes – mes frères d’armes – les hommes du combat souterrain pour la libération. Ces hommes, je voudrais que nous les saluions ce soir ensemble. Tués, blessés, fusillés, arrêtés, torturés ; chassés toujours de leur foyer ; coupés souvent de leur famille ; combattants d’autant plus émouvants qu’ils n’ont point d’uniformes ni d’étendards, régiment sans drapeau dont les sacrifices et les batailles ne s’inscriront point en lettres d’or dans le frémissement de la soie mais seulement dans la mémoire fraternelle et déchirée de ceux qui survivront ; saluez-les ! La gloire est comme ces navires où l’on ne meurt pas seulement à ciel ouvert mais aussi dans l’obscurité pathétique des cales. C’est ainsi que luttent et que meurent les hommes du combat souterrain de la France.

Saluez-les, Français ! Ce sont les soutiers de la gloire. »

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 285, 1er trimestre 1994.