Saint-Marcel

Saint-Marcel

Saint-Marcel

Le 5 juin 1944, à 23 heures, le lieutenant Marienne et ses hommes sont parachutés dans la lande bretonne, ayant ainsi le grand honneur d’être le premier élément à débarquer sur le sol de France. Le groupe est attaqué par un détachement de Russes, mais le caporal Bouétard est tué. Il sera enterré par les paysans avec toute la pompe convenable.
Le 6, à midi, le lieutenant Deplante qui a été parachuté à 2 kilomètres de Marienne le rejoint au moulin de Plumelec.
Le résistant, nommé Morizur, accueille les parachutistes, les guide dans la recherche d’un endroit destiné à créer une base. Celle-ci est installée dans les landes de Lauvaux, près de Saint-Marcel. Le P.C. est dans la ferme isolée de La Nouêt.
L’arrivée des parachutistes est vite connue de tous. Les chefs de la résistance viennent prendre contact, puis arrivent des centaines de volontaires qui brûlent du désir de se battre.
Pendant ce temps, les parachutistes S.A.S. exécutent leurs missions de sabotage. Tous les trains cessent de circuler, sauf quelques-uns sur la ligne Brest-Rennes qui poursuivent leur trafic malgré de nombreuses coupures les obligeant à stopper chaque jour. Toutes les lignes téléphoniques sont coupées. Les parachutistes qui n’ont plus d’explosifs restent à la base où le capitaine Puech-Samson les affecte aux compagnies F.F.I. pour en faire l’instruction et renforcer leur encadrement.
Chaque nuit la R.A.F. parachute des armes et le reste du régiment avec le commandant Bourgoin.
Le lieutenant-colonel Morice, chef de la résistance du Morbihan, vient rejoindre le P.C. Le docteur Mahéo, de la résistance, organise le poste de secours.
Quelques engagements ont lieu à proximité de Saint-Marcel, dans l’un d’eux le lieutenant Harent est tué. C’est le premier officier S.A.S. tombé en Bretagne.
Le 17 juin est parachuté le stick du lieutenant de La Grandière avec quatre Jeep.
Plus des trois quarts des maquisards sont armés et il est constitué une réserve.
Cependant l’alarme est donnée, et les Allemands, affublés de foulards faits de morceaux de parachute, se vantent d’avoir saisi un parachutage destiné à des terroristes, et s’apprêtent à patrouiller la région.
Vers 5 heures du matin, le dimanche, deux voitures Citroën traction avant arrivent sans le savoir à la base, par un chemin qui conduit à la Nouët. C’est Marienne qui les reçoit. Le parachutiste Pams, qui a entendu les moteurs attend au virage et tire un obus de P.I.A.T. qui explose derrière la voiture, celle-ci ayant fait un crochet brusque en voyant le tronc d’arbre mis en travers du chemin comme barricade. Deux feldgendarmes sont blessés. Un autre obus brise la voiture en mille morceaux et tue les occupants. Les F.M. qui battent la petite route se mettent aussi de la partie et la deuxième voiture, transpercée, est abandonnée par ses quatre occupants qui s’enfuient. Marienne bondit en hurlant : « Laissez-les moi. Laissez-les moi ! ». Lancé à leur poursuite, il les atteint tous, sauf un qui, blessé, réussit à s’échapper.
L’alerte est sérieuse, tous les postes de surveillance sont aux aguets. Ils vont certainement revenir et, alors, gare !
Malgré tout, la vie au camp continue normalement. Le curé de Saint-Marcel dit sa messe sous une voûte magnifique de parachutes tendus. Après l’Évangile, quelques mots de circonstance : « Il ne faut pas parler de vengeance mais de revanche. Ils ont gagné la première manche, mais avec l’aide de Dieu nous gagnerons la seconde. Préparons-nous au combat… » À peine la messe est-elle terminée que des coups de feu éclatent ; les rafales de F.M. se succèdent rapidement. Chacun regagne vivement son poste. On explique au plus vite à ces jeunes gens fougueux comment se servir de leurs armes et en avant, en ligne. La bagarre est déclenchée dans le même coin que la dernière fois. Les boches sont venus en nombre cette fois mais, croyant sans doute avoir affaire à un petit groupe de maquisards sans importance, les premières patrouilles arrivent isolées, à la file indienne, et se font décimer systématiquement. Avec des effectifs plus nombreux, de l’ordre de deux compagnies, ils occupent le village de Saint-Marcel et, de là, se dirigent vers le secteur Marienne qui les reçoit sans faiblir. Les renforts allemands arrivent peu à peu et font une nouvelle attaque sur la compagnie Larralde, composée en majorité de parachutistes.
Les Allemands se font tuer à une cadence vertigineuse. Ils avancent, debout au milieu des champs, sans comprendre ce qui se passe. À la longue, ils réagissent et constituent un front, une ligne de bataille qui leur permet d’avoir une idée concrète des forces en opposition. Ils installent des mitrailleuses et organisent des zones de feu, tâtonnant de part et d’autre pour trouver le point faible et le forcer. Vers 9 h 15, après plusieurs attaques à la charnière des compagnies Larralde et Marienne, tenue par le lieutenant Lesecq, l’aspirant Mariani et quelques parachutistes, la ferme du Bois-Joly est prise par les Allemands. Ceux-ci, du reste, très méfiants, se retirent assez rapidement et s’installent dans les haies et fossés. La pression allemande devient de plus en plus forte, ils essaient à tout prix de parvenir au château Sainte-Geneviève qu’ils imaginent être le P.C. Cette bâtisse est toujours occupée par Mme Bouvard et ses six enfants qui attendent dans le jardin que la bagarre s’arrête. Cette lutte étrange prend à nos yeux une signification extraordinaire : c’est pour beaucoup des nôtres le baptême du feu. Unis dans le combat, les jeunes F.F.I. se battent aussi la rage au cœur. On voit de magnifiques scènes d’héroïsme. Le fils de Mme Bouvard, Loïc, qui a 15 ans, s’est débrouillé pour avoir une carabine américaine dont il ne se séparerait pas pour un empire. Il s’en sert vaillamment au cours de la tournée des secteurs qu’il fait avec le capitaine Puech-Samson et dont il est l’agent de transmission. Son petit frère, Guy-Michel, qui a 13 ans, fait aussi des liaisons au milieu des rafales tandis que Philippe, qui a 11 ans, court dans le « no man’s land » voir où en sont les Allemands et revient nous prévenir.
Les parachutistes sont extraordinaires de précision, de calme, de sang-froid. Depuis deux ans qu’ils attendent ce combat, ils n’en perdent pas un instant. C’est autre chose que les manoeuvres d’Écosse, ici on est sûr de soi, on ne rampe pas inutilement. La moindre feuille est utilisée, on prend en passant quelques F.F.I. à l’abandon qui n’ont plus de liaison. C’est une véritable guerre de partisans, une nouvelle chouannerie. Les anciens de Libye retrouvent devant eux les parachutistes allemands de la fameuse division « Kreta » qu’ils attaquèrent si souvent sur les pistes du désert ou sur les aérodromes de la côte méditerranéenne. La lutte est dure de part et d’autre, on ne fait pas de prisonniers, aussi nous nous battons avec l’ardeur des désespérés. Pas question de se rendre comme l’ordonnent les Allemands. Des rafales qui abattent les plus audacieux sont toutes nos réponses.
Cependant, peu à peu, nous faiblissons. La compagnie Larralde a dû se replier. À l’aile gauche de cette compagnie, le château de Sainte-Geneviève n’est pas encore pris quoique les Allemands s’y acharnent. Le sergent Navaille, bien connu des sportifs amateurs de boxe et de lutte, sait ce qu’est une bagarre. Pendant trois ans, il a souffert dans les prisons allemandes et à Vichy. Sur un toit, tenant à lui seul une allée qui donne accès au château, malgré ses blessures au cou et au côté, il tient bon. Malgré son feu précis quelques Allemands réussissent pourtant à pénétrer dans la chambre au-dessous de lui. Sans s’affoler, Navaille dégoupille une grenade, la laisse tomber par la cheminée et la pièce se trouve rapidement nettoyée.
Des chasseurs de la R.A.F. arrivent alors et mitraillent des alentours ; pendant que nous ne bougeons pas afin d’éviter les erreurs. Les Allemands sont terrorisés. Puis la lutte reprend avec le renfort de plusieurs équipes venues au secours des points menacés. Le sous-lieutenant Brès est tué d’une balle à la tête, caractéristique du tir très précis des Allemands. Les parachutistes Casa et Malbert meurent aussi. Le lieutenant Lesecq est sérieusement blessé à la jambe tandis que le capitaine Puech-Samson a la cuisse transpercée d’une balle. Le lieutenant de Camaret, blessé au cou déjà, a le bras droit cassé. Marienne, un immense bandeau teinté de rouge sur la tête et la figure couverte de sang se bat « comme un lion », déclarent à l’unanimité tous les maquisards.
Le lieutenant Tisné attaque partout, étonnant de courage, fonce et nettoie tous les taillis qu’il rencontre. Il faut courir derrière lui pour le voir ; il est insaisissable et rien ne l’arrête…
De La Grandière et de Camaret, vieux compagnons de prison et d’évasion, se retrouvent à la fête. Ce dernier, malgré son bandage au bras, attaque partout où il faut, stimule les jeunes et les emmène avec lui. Tous deux puis quelques autres rejoignent le sous-lieutenant Simon qui arrive à cet instant pour l’attaque de la ferme du Bois-Joly qui sera menée à un train d’enfer. Les Allemands décimés s’enfuient pendant que Simon tient fortement la position. Puis ces deux officiers continuent leur route plus au Nord, déblaient la région de Sainte-Geneviève avec leur impétuosité habituelle.
Sur tout le front, on entend prononcer un nom « Marienne ». C’est le type même du chef parachutiste. Il est partout à la fois, ranimant tous ces jeunes qui se lassent et faiblissent devant l’acharnement allemand. Il n’a peur de rien, debout en plein combat, présentant son bandeau blanc comme une cible pour les uns, un panache pour les autres. Marienne est le symbole de cette union de combattants français qui luttent pour délivrer le sol ; cette terre qu’ils veulent garder. Marienne, seul en Jeep, parcourt tout le front, dégage ici, perce là, balaie les troupes ennemies de ses rafales meurtrières. Dans les arbres, les tireurs d’élite allemands se camouflent et descendent les nôtres. Marienne les arrose tous en passant. Les boches en tombent comme des mouches.
Puis, comme un souffle magique, un ordre passe de bouche en bouche et, comme une traînée de poudre, s’étend sur tout le front : « En avant ! » La nuit va venir bientôt et il faut à tout prix dégager tout cela pour pouvoir décrocher à minuit. Nous savons que des renforts d’artillerie et d’infanterie allemandes se dirigent sur Saint-Marcel.
On se rue sur les boches qui fuient de toutes parts. Des fossés sont pleins de cadavres, de fusils abandonnés, de casques perdus dans la hâte de la fuite.
L’ennemi est débordé sous l’action puissante des Marienne, des Taylor, des La Grandière et de Camaret, des Lesecq, des Tisné et des Brès, de tous nos vieux parachutistes aguerris et des maquisards éprouvés qui n’ont jamais accepté l’envahisseur.
À la tombée de la nuit, nous sommes en bordure de Saint-Marcel. Nous avons gagné 3 kilomètres d’un seul élan. Il n’est pas question pour nous de tenir le village cela ne servirait à rien. Nous nous installons et attendons l’heure du décrochage. De temps en temps, quelques égarés tirent, aussitôt une réponse claque dans la nuit. C’est maintenant le silence, plus inquiétant que le fracas des combats. On se retourne pour voir son voisin, couché à 2 mètres de là. Le moindre bruit paraît suspect. On tend l’oreille, on se lève tout doucement au-dessus du talus, on jette un regard circulaire dans la nuit, puis on se rabaisse doucement et l’on attend de nouveau jusqu’à l’heure convenue. Incertaine, la bagarre se ranime plus loin.
Enfin, voici l’heure de se replier sur Callac par une nuit d’encre et sous une pluie battante, salutaire, j’en suis sûr, pour plusieurs des nôtres. Un par un, les groupes s’éclipsent. Comme un bloc de gelée, le camp semble se liquéfier, perdre peu à peu sa structure, et la base n’est bientôt plus qu’un coin dévasté. Tout ce qui a pu être emmené par voiture est parti. Seuls restent deux camions quatre tonnes pleins de munitions et d’explosifs qui ne peuvent être évacués. Le capitaine Puech-Samson, qui refuse depuis l’après-midi d’être évacué, reste seul avec quelques parachutistes. Malgré sa blessure, il fait un tour aux anciens emplacements des postes de surveillance et s’assure du décrochage. Puis il met le feu à la charge qui doit faire sauter les camions. Cinq secondes plus tard, on entend une détonation formidable et le ciel est illuminé d’une grande lumière rouge, visible à plusieurs kilomètres. Le capitaine, qui n’a pas eu le temps de se mettre à l’abri, est projeté brutalement à 20 mètres par le souffle de l’explosion. Pendant le reste de la nuit, il fera 15 km à pied, cherchant déjà la nouvelle méthode à adopter.
Car si ce combat réussit (600 Allemands tués, d’après le nombre de cercueils commandés, contre 45 Français), la méthode de base était fausse, car fatalement un tel rassemblement devait être découvert un jour ou l’autre, et, ce qui est pire, nous obligeait à une bataille rangée, rôle pour nous impossible à tenir. S’il le fallait, coûte que coûte, on enverrait à ce moment-là l’infanterie parachutée qui dispose de moyens de feu considérables : armes antichars, mortiers lourds, artillerie de campagne, chars de combat amenés en planeurs. Tout ceci manipulé par des troupes habituées à manœuvrer en bloc, dans l’ensemble du régiment, voire même de la brigade ou de la division (1). Dans ce cas-là tout se montre contre nous, car notre force est la mobilité, la dispersion de l’unité sur une vaste étendue, les manœuvres par petits groupes indépendants qui permettent d’attaquer des objectifs de toutes sortes, généralement pour une courte durée et avec surprise et rapidité. Sinon, étant si inférieurs en nombre, nous sommes presque toujours battus d’avance. D’ailleurs tout le monde l’a compris et déjà le commandant réorganise la Bretagne. De Callac c’est la dispersion générale. Tous les F.F.I. rentrent chez eux, cachent leurs armes et restent en contact avec nous. Ceux qui ne peuvent retourner suivent les S.A.S. dans les petits maquis qui se forment partout. Quant aux parachutistes, ils sont dirigés, les uns sur la base du lieutenant Deplante (2), les autres dans les régions peu connues où les premiers parachutages ont été faits. Le lieutenant Deplante et le lieutenant Botella, grièvement blessé mais toujours actif, s’occupent des Côtes-du-Nord, tandis que le lieutenant Marienne et le capitaine Puech-Samson, blessé lui aussi, organisent le Morbihan. Les ordres ont très simples : «Taisez-vous et cachez-vous pendant une dizaine de jours. Nous reprendrons plus tard les sabotages ».
(1) C’est le cas des unités parachutées en Normandie et plus tard à Arnheim en Hollande.
(2) Le 12 juin, le lieutenant Deplante et son stick étaient envoyés du côté de Guémèné-sur-Scorff contacter la Résistance et constituer une nouvelle base.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 59, juin 1953.