Le ralliement de l’Afrique française, par Guy Vourc’h

Le ralliement de l’Afrique française, par Guy Vourc’h

Le ralliement de l’Afrique française, par Guy Vourc’h

Les journées des 26, 27, 28 août 1940

Huitième anniversaire d’un événement capital, qui prouvait à l’univers libre que des Français n’acceptaient pas et ne se soumettaient pas ; ces dates gravées dans l’histoire de la France et de ses provinces d’outre-mer sont désormais commémorées, sous le vocable des « Trois Glorieuses » l’usage les a ainsi consacrées.
Elles en sont dignes, parce qu’en ce mois d’août 1940 pour expliquer ou autoriser une aussi téméraire action 60 jours après l’armistice imposé par l’envahisseur, il n’était à l’horizon aucune lueur présageant un avenir moins sombre ; tout était déception tout était découragement. Une certitude, une seule, noyée dans une suite ininterrompue d’équivoques, dans un amas de confusions et une débauche de mensonges ; l’Angleterre ne capitulerait pas, l’Empire britannique l’aiderait de toutes ses ressources à triompher de la toute puissante force matérielle qui, ayant tout fait craquer dans sa course vertigineuse, semblait prête à réaliser l’assujettissement de l’Europe.
Le médecin général Sicé, rendant visite à Léopoldville le 21 juin au consul général britannique, joint pour tenter de connaître l’appui éventuel que pourrait procurer l’Angleterre à ceux qui continueraient le combat à ses côtés, obtenait cette seule réponse : « Je ne sais ce que sera le sort de mon pays, tout ce que je puis vous dire c’est que le gouvernement de Sa Majesté ne capitulera jamais ».
De Londres, le général de Gaulle adressait un émouvant appel à l’empire :
« Hauts-commissaires, gouverneurs, généraux, administrateurs, résidents de nos colonies et de nos protectorats, votre devoir envers la France, votre devoir envers vos colonies, votre devoir envers ceux dont les intérêts, l’honneur, la vie dépendent de vous, consiste à refuser d’exécuter les abominables armistices. Vous êtes les gérants de la souveraineté française actuellement en déshérence. Déjà plusieurs d’entre vous se sont unis à moi pour continuer la guerre aux côtés de nos Alliés. Ceux-là seront secourus. Mais j’en appelle à d’autres. Au besoin, j’en appelle aux populations.
« Français de la nouvelle France, de la France d’outre-mer, vous les hommes libres, vous les hommes jeunes, vous les hommes courageux, soyez dignes de la France éternelle, libre, jeune, courageuse, qui sortira de la victoire. »
Londres était bien éloigné de Brazzaville et s’il était possible, ainsi que le concevaient et l’exécutèrent au moins passagèrement, des militaires, officiers et sous-officiers, des colons et des commerçants, de quitter l’Afrique équatoriale et le Cameroun pour se mettre à la disposition des forces militaires britanniques des territoires voisins, de semblables manifestations étaient inopérantes, gestes individuels louables en soi, mais sans portée pratique dans ce gigantesque conflit et qui ne pouvaient avoir ni l’importance ni la valeur d’une résolution de l’empire français dans son intégralité ou en partie de poursuivre la guerre en dépit des risques que comportait cette décision.
Cette voie difficile, hasardeuse, rude fut celle que choisit l’Afrique française libre et, pour s’y être résolument engagée les 26, 27 et 28 août 1940 alors que la bataille du ciel de Londres n’était pas encore gagnée, elle mérite sans conteste de tenir parmi les provinces de la France coloniale la place privilégiée que lui ont acquise les « Trois Glorieuses ».
L’ordre chronologique des faits nous est donnée dans l’ouvrage consacré à leur description par le médecin général Sicé (1).
Le signal en fut lancé le 26 août, par le territoire du Tchad. Dès l’armistice, en effet, le gouverneur du Tchad, Félix Éboué avait pu entrer en relations avec le général de Gaulle, par l’entremise des autorités britanniques du Nigeria. Dans un message au général de Gaulle, le 3 juillet, il lui précisait : que dans l’esprit de la discipline la plus haute, il ne reconnaissait d’autre autorité que la sienne ».
Le Tchad avait ressenti plus cruellement que toutes les autres parties de l’A.E.F. les servitudes de l’armistice. Depuis le 3 septembre 1939, il regardait obstinément vers le Sud de la Libye, vers les oasis de Koufra et du Fezzan. La capitulation fut l’effondrement de toutes ses aspirations ; les troupes sans avoir combattu mais elles furent dans l’obligation de se replier de 30 kilomètres en dehors de la ligne de démarcation établissant la frontière de son territoire et de la Libye. Le gouverneur Éboué agissait donc en pleine communion d’idées avec la population toute entière et son gouvernement. Le dimanche 25 août un avion, en provenance de Lagos, déposait à Fort-Lamy le chef de bataillon Colonna d’Ornano et M. René Pleven, l’envoyé du général de Gaulle. Leur intervention fixa la décision et dans la matinée du 26 août, à la mairie de Fort-Lamy, en présence du gouverneur Éboué, de M. Pleven et de la population, le colonel Marchand donna lecture de la déclaration rédigée par M. Pleven et le gouverneur Éboué, proclamant non seulement la résolution de tout le territoire de reprendre la lutte pour la libération de ses frontières et de la France, mais, liant par surcroît toute la population du Tchad dans un même serment de sacrifice et de fidélité à la patrie.
Le lundi 26 août au soir, M. Le Thomas, directeur de la station aéronautique du Tchad transmettait à la station de Brazzaville la réconfortante nouvelle de l’action du Tchad.
27 août – Action du Cameroun. L’attente prolongée dans une atmosphère déprimante avait eu sur les Français du Cameroun les mêmes conséquences de lassitude voire de découragement qui se constataient un peu partout. Dans le cours du mois d’août, plusieurs commerçants, planteurs, officiers et sous-officiers partirent du Cameroun pour offrir leur services aux autorités du Nigeria britannique.
Or, le 6 août 1940, un hydravion quittait l’Angleterre à destination de Lagos emportant trois envoyés du général de Gaulle : le chef d’escadron Leclerc, M. René Pleven, le capitaine Hettier de Boislambert. Les instructions que leur avait données le général étaient sommaires « Faire pour le mieux où et quand il serait possible. »
En arrivant à Lagos, ces trois missionnaires devaient y trouver d’une part ces Français qui avaient tout récemment laissé le Cameroun, d’autre part le colonel de Larminat, qui après avoir échappé aux prisons du Liban où il avait été incarcéré, provenait du Caire, se rapprochant de l’A.E.F. qui réclamait sa présence.
La réunion de ce petit groupe de Français à Lagos permit d’envisager les grandes lignes d’un plan d’action. Larminat se rendit à Léopoldville, tandis que René Pleven devait rejoindre à Fort-Lamy le gouverneur Éboué pour proclamer, au nom du général de Gaulle, la répudiation de l’armistice par le Tchad. Enfin Leclerc, en compagnie de Boislambert, avait la charge d’agir sur le Cameroun.
Leclerc s’était transporté à Victoria, chef-lieu du Cameroun britannique et se trouvant ainsi aux portes de Douala il prépara sans tergiverser son expédition. Le 26 août, dans le courant de l’après-midi, deux pirogues décollaient de l’embarcadère de Victoria emportant vers l’aventure Leclerc, Boislambert et les 17 Français qui se hâtaient de rejoindre le Cameroun convaincus du succès indiscutable de l’action de Leclerc. À la nuit, les pirogues s’engagèrent dans l’estuaire du Wuri sur lequel se développe le port de Douala.
À 3 heures du matin, en dépit d’une forte tornade et des vents contraires Leclerc et ses compagnons se trouvaient à la hauteur des quais déserts de Douala. Débarquant dans une nuit noire, sous une pluie battante, Leclerc et Boislambert faillirent disparaître dans le fleuve. Ils parvinrent à gagner le quai où ils furent reçus par les quelques fidèles de l’action qui étaient demeurés, envers et contre tout, au Cameroun, puis conduits au domicile de Sill dont les convictions et la ligne de conduite n’avaient jamais varié depuis le 18-Juin 1940.
C’est à cette réunion que se rencontrèrent pour la première fois Leclerc et le capitaine Dio ; ils ne devaient plus se séparer. Dio, séance tenante, mit sa compagnie de méharistes aux ordres de Leclerc. À 7 heures du matin, Leclerc, au palais du gouvernement de Douala, avait tout réglé cependant que Dio partait pour Yaoundé afin de notifier au gouverneur Brunot, qui en accepte les conséquences, la situation nouvelle qui avait pris corps à Douala.
Avec entrain et sans réaction contraire le Cameroun tout entier décidait après le Tchad de reprendre le combat.
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28 août – Il restait à fixer le destin de l’Afrique équatoriale, cette partie allait se jouer à Brazzaville. Disons tout de suite qu’elle n’aurait pu réussir si depuis la démoralisante cérémonie du dimanche 14-Juillet, une confiance totale pour la même cause et le même but le médecin général Sicé, le commandant Delange, les officiers, sous-officiers tirailleurs de son bataillon en provenance de Brazzaville après le 18-Juin, trop tard pour être dirigé sur la France, ainsi qu’il était prévu.
Le haut-commissaire de l’Afrique Noire, Pierre Boisson, à son départ de Brazzaville le 20 juillet à destination de Dakar avait remis ses pouvoirs de gouverneur général à titre intérimaire au général Husson. Prisonnier de sa situation nouvelle, celui-ci avait lentement évolué, s’abandonnant chaque jour davantage au marasme qu’entretenaient l’absence de nouvelles, l’ignorance des décisions du führer Hitler, la fatalité de la défaite ; comme tant d’autres, la débâcle l’avait entraîné. Aucun argument, aucune pression, aucune possibilité d’espérance ne parvinrent à réveiller en lui les nobles sentiments de patriotisme comme de réaction militaire dont il avait donné à ses subordonnés une réconfortante et spontanée démonstration à la nouvelle de l’armistice. Il fallait donc envisager de sang-froid le recours à la force pour le déposséder de son commandement et le mettre hors d’état de nuire. Ce fut un travail silencieux de longue préparation auquel se consacrèrent sans relâche le médecin général Sicé et le commandant Delange, leurs veillées, se prolongeant fort tard dans la nuit. L’un et l’autre voulaient éviter toute bataille, toute rencontre sanglante entre Français. Au cours de ces semaines de travail, plusieurs événements faillirent compromettre les résultats acquis ; ce fut le départ pour Léopoldville dans la nuit du samedi 17 au dimanche 18 août, du commandant d’Ornano et du capitaine Bonnet, l’arrivée à Léopoldville le 9 août du colonel de Larminat et puis les décisions successives des territoires du Tchad et du Cameroun.
La présence sur la rive gauche du Stanley Pool du colonel de Larminat exaspérant d’autant plus le général Husson que Larminat ne restait pas inactif. Il multipliait les tracts qui passaient en pleine nuit d’une rive à l’autre grâce au dévouement d’hommes aussi ardents que Golliard et Wéri ; il dirigeait sur Fort-Lamy, par l’hydravion qui l’avait amené et repartait à destination de Lagos, le commandant d’Ornano, avec la mission, je l’ai exposé, de prendre avec lui l’envoyé du général de Gaulle, M. René Pleven.
En cette matinée du mercredi 28 août, l’heure de l’action avait sonné. Le commandant Delange, après une dernière reconnaissance du dispositif de défense, rendait compte au général Sicé par la liaison du médecin lieutenant Coupigny que tout était prêt. Les dés étaient jetés ; l’ordre d’agir était donné. À 11 h 30 le commandant Delange arrêtait le commandant Descayrac, au camp du Tchad, tandis que les lieutenants Debiez, Luciani, Detrait récupéraient les munitions que l’on avait enlevées aux Sarras de Delange. Des camions envoyés en nombre par MM. Gérard et Neau transportent les tirailleurs du stade Mangin au camp du Tchad. Là, entraînés par les lieutenants Rougé, de Boissoudy, Coupigny, Moront, les sergents Xetxu, Le Mière, Berne, ils s’emparent du poste de garde ; les sous-officiers du bataillon du Moyen-Congo se joignent à leurs camarades du détachement des Saras. Le camp du Tchad est neutralisé, le capitaine Oubré en prend le commandement. À 12 h 45 c’est au tour des bureaux de l’état-major, le chef d’état-major le commandant Sacquet est arrêté, prié de rentrer à sa résidence et de ne plus en sortir. Il donnera sa parole qu’il ne prendra plus part à aucune action contre les Français libres. Cette parole donnée à « des rebelles » il ne la tiendra pas
Enfin à midi 30 après de brèves sommations, le général Husson est arrêté par le lieutenant Rougé qui, par son esprit de décision, la rapidité de son intervention, mit un terme à des hésitations qui auraient pu être funestes.
Cette opération nécessaire se terminait au bout de deux heures sans qu’un coup de fusil ait été tiré, sans qu’une goutte de sang ait coulé. À 3 heures de l’après-midi une vedette, portant fièrement la drapeau tricolore et la flamme ornée de la croix de Lorraine, amenait le colonel de Larminat, représentant du général de Gaulle, en terre française d’Afrique, définitivement libérée des conditions déshonorantes de l’armistice. Le médecin général Sicé lui remettait les pouvoirs dont il avait pris la responsabilité depuis le début de l’action et au nom de la population de Brazzaville, l’installait au gouvernement général.
L’unité affirmée de l’A.E.F. allait connaître malheureusement une crise très pénible que provoqua la décision inattendue du Gabon de se séparer de l’ensemble du territoire. Le gouverneur intérimaire, cédant aux pressions très vives dont il était l’objet, prenait la responsabilité de rattacher colonie du Gabon au gouvernement général de l’Afrique occidentale française. Il fallut deux mois d’efforts pour refaire l’unité ainsi brisée. Le 10 novembre 1940, Libreville se rendait au colonel Leclerc. Le général de Larminat confiait au commandant Parant la mission d’apaiser les rancœurs de la population du Gabon et peu après, le général de Gaulle le nommait gouverneur de la colonie. Parant réussit au-delà de toute espérance dans la tâche fort difficile qui lui était donnée ; il mourut, avant de l’avoir terminée, des suites d’un accident d’avion survenu à Bitam, au cours d’une de ses missions d’inspection.
L’Afrique française libre donnait au général de Gaulle une vaste province où il pouvait fixer l’action de la France Libre avec toute l’autorité qu’il tenait des Français et des autochtones, dont la reconnaissance d’être libérés de la crainte d’une nouvelle occupation de leurs terres par les Allemands se manifestait par de nombreux engagements volontaires dans les bataillons de marche. Elle a permis en outre la réalisation de multiples opération victorieuses : Koufra dont le serment fut tenu par Leclerc lui-même ; le 23 novembre 1944 ; la conquête du Fezzan ; la conquête de l’Érythrée ; Bir-Hakeim la traversée du désert ; l’entrée à Tripoli du groupement Dio, le 24 janvier 1943 quelques heures seulement après les Britanniques de l’armée Montgomery, la victoire de Ksar-Rhilane et ses conséquences dont sut profiter le général Montgomery en contournant la ligne Mareth. Elle a réalisé le très bel entraînement de la 1re D.F.L. et préparé la formation de la 2e D.B.
L’Afrique française libre a reçu à Brazzaville des centaines de Français arrivant de tous les points du globe pour servir dans les unités combattantes et prendre à la libération de la France une part effective. Elle a procuré à l’aviation alliée la possibilité de faire escale à Fort-Lamy au cours de la traversée de l’Afrique, de Takoradi au Caire, par plus de 20.000 avions.
Enfin, par ce glorieux passé, ne doit-elle pas encore une fois donner aux Français l’espoir que la France usant de volonté, de courage, d’énergie, finira bien par triompher des obstacles qui brident son essor ?
C’est tout cela que représente aux 26, 27 et 28 août 1948 la commémoration des «Trois Glorieuses ».

(1) L’A.E.F. et le Cameroun au Service de la France. Paris, Presses Universitaires de France, 1946.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 11 septembre 1948.