Organisation politique et militaire de la France Libre

Organisation politique et militaire de la France Libre

Organisation politique et militaire de la France Libre

par Jean Marin

M. J. Laurin, secrétaire d’État aux Anciens Combattants de 1981 à 1986, avait lancé l’idée d’un colloque historique portant sur l’année 1941 et bien avancé sa mise sur pied. Son successeur, M. Georges Fontès, garda ce projet et le concrétisa (Salle Médicis du Palais du Luxembourg), sur le thème général : Il y a 45 ans – l’année 1941 : Témoignages pour l’Histoire, avec le concours de :
– la Chancellerie de l’ordre de la Libération ;
– l’Institut Charles de Gaulle ;
– l’Institut d’histoire des conflits contemporains.
La matinée du 7 mai 1986 a été consacrée à la France Libre, sous la présidence de M. Geoffroy de Courcel, ambassadeur de France, avec les témoignages suivants :
1 – La France Libre et les Alliés : R. Offroy, ambassadeur de France ;
2 – Organisation politique et militaire de la France Libre : Jean Marin, vice-président de l’AFL ;
3 – Les forces aériennes et maritimes de la France Libre : amiral Flohic ;
4 – Participation de la France Libre aux combats en Afrique; Érythrée : général Jean Simon, chancelier de l’ordre de la Libération, président de l’AFL ; Koufra : général R. Dubois, vice-président de l’AFL ;
5 – Le Ralliement de Saint-Pierre-et-Miquelon : Alain Savary, ancien ministre.
L’après-midi fut consacré à la Résistance, sous la présidence de M. Christian Pineau, ancien ministre, avec les témoignages
de MM. J.-P., Lévy, Charles Tillon, Henry Bulawko, de Mme G. Tillon, et l’intervention, in fine, de M. P. Sudreau, ancien ministre.
Nous avons pensé que nos lecteurs seraient très intéressés par les témoignages présentés et le secrétaire d’État aux Anciens Combattants (Direction des Statuts et de l’Information historique) a bien voulu nous autoriser à publier ceux qui concernent la France Libre. Nous commençons cette publication par le témoignage de notre camarade Jean Marin.

NDLR

Chacune des quatre longues années qui s’étendent du 18 juin 1940 au 25 août 1944 revêtit, par la force des choses, une importance singulière pour la France Libre puis la France Combattante : importance qui reflétait à la fois nos progrès et le déroulement du conflit.

Dans cette perspective il est, en effet, intéressant et judicieux de s’arrêter, le temps d’un colloque, sur l’année 1941.

Une large vue cavalière de l’histoire montre que l’année 1941 fut celle où la Grande-Bretagne et les pays demeurés attachés à l’alliance et au service de la cause commune cessèrent d’être seuls, le dos au mur, en face de l’ennemi, de ses puissantes menaces et de ses ambitions : le 22 juin 1941, Hitler, violant son pacte, se lançait à l’assaut de la Russie de Staline. Le 7 décembre 1941, le Japon attaquait Pearl Harbour. Le camp allié s’accroissait des États-Unis d’Amérique et de l’URSS depuis longtemps attendus et prévus dans les calculs les plus avisés. Le camp ennemi bénéficiait de l’apport de la puissance militaire et géopolitique de l’Empire du Soleil Levant. En ce qui nous concerne plus particulièrement, à l’échelle de nos moyens et de nos capacités, cette même période de douze mois fut marquée :

1) par une plus grande et plus active participation à l’effort militaire allié en tous domaines et sur tous les théâtres y compris celui du Levant où la France possédait, depuis la Première Guerre mondiale, un mandat convoité ;

2) par une affirmation marquée de notre résistance et de notre effort tant au regard du monde extérieur qu’à celui de la Nation, notamment par le truchement de la radio en un temps où les émetteurs valaient des corps d’armée ;

3) par la création du comité national depuis longtemps projetée, en fait, depuis l’arrivée du Général à Londres ;

4) par l’organisation définitive du conseil de défense de l’Empire formellement décidée dès le 27 octobre 1940 ;

5) Enfin, par la venue à Londres de Jean Moulin, sa longue concertation avec le chef de la France Libre ; épisode qui allait être le point de départ de la fédération des groupes et mouvements de Résistance. Je m’en tiens, je le répète, à ce que révèle, à ce moment de la guerre, une large vue cavalière de l’histoire.

À la fin de l’année 1941 la France Libre avait déjà dix-huit mois d’existence ; il y avait déjà un an et demi – deux fois la durée de la drôle de guerre et de la campagne de France – que le général de Gaulle et ses volontaires, solidement unis pour le meilleur et pour le pire à la Grande-Bretagne, s’efforçaient avec acharnement de montrer que la souveraineté de la France se transférait du côté de la guerre poursuivie en dépit des armistices.

Que s’était-il passé depuis ? De quels moyens, de quels instruments diplomatiques ou juridiques, de quels accords disposions-nous pour poursuivre et mener à bien la tâche entamée le 18 juin 1940 ?

Sur le plan militaire, le plus important par sa signification profonde, comment la France Libre était-elle organisée ? La réponse à l’ensemble de ces questions étroitement complémentaires tient, évidemment, à notre histoire même. Mais il est de fait que, dans notre destin initial de gagne-petit opiniâtres, dans la précarité – sur plusieurs points relative – de nos moyens, tout, dès la première heure, fut mis en oeuvre, avec ampleur dans le dessein et minutie dans le détail, par le général de Gaulle afin qu’à l’ambition patriotique correspondît un état ordonné et à longue portée, quelle que fut l’humilité de notre situation. Sans doute, la France Libre fut-elle longtemps une réduction mais elle ne fut jamais un simulacre ; jamais, non plus, de cette réduction, d’abord inévitable, le général ne s’accommoda. La France Libre inlassablement allait de l’avant, s’acharnait à grandir et à progresser ; jour après jour, elle jetait des fondations nouvelles, plus fortes, rigoureusement adaptées dans leur conception originelle aux perspectives lointaines de la croissance. Tout naturellement, qu’elles fussent d’ordre civil ou militaire, elles constituèrent l’appareil requis lorsque vinrent les jours, pour la France tout entière, de reprendre son pas, sa stature et son rang. Ce ne fut pas un miracle dont on reçut passivement le don : ce fut l’effort et la patiente prévision d’un chef de guerre et d’État, librement secondé, appuyé, par des hommes et par des femmes que le malheur de la patrie et le choix de la liberté projetaient en quelque sorte au-delà et au-dessus de leur capacité ordinaire. Et pourtant, s’il y eut effectivement une espèce de miracle ce fut celui du service du pays et de la dignité des hommes, constamment accompagné et soutenu, sous une conduite sans illusion ni défaillance, par une vision pragmatique de l’intérêt national immédiat et à venir.

Paradoxalement, c’est un appel, une déclaration faite à la radio à point nommé, là où il le fallait, dans des termes définitivement accordés à la seule nécessité du moment, qui donnèrent l’impulsion d’une si durable action. Cet appel, cette déclaration, constituèrent la base sur laquelle tout allait s’édifier. Le point d’ancrage de la Résistance, c’est le 18 juin à Londres.

Le 25 juin, le gouvernement britannique publie un communiqué qui rappelle « comme le Premier ministre l’a déjà dit, que le but de la Grande-Bretagne est la restauration complète du territoire colonial et métropolitain français. »

Entre temps, le gouvernement britannique annonçait coup sur coup qu’il ne considérait pas le gouvernement de Bordeaux comme indépendant et qu’il avait donné acte au général de Gaulle de son projet de formation d’un « Comité National Français » qu’il se proposait de reconnaître dans l’intention de traiter avec lui du moins pour tout ce qui concernait la poursuite de la guerre.

Le 26 juin, le Général remettait au major Morton, secrétaire du Premier ministre, et à Sir Robert Vansittart, secrétaire général du Foreign Office « pour MM. Churchill et Halifax » un memorandum dans lequel il se déclarait en mesure, sans attendre la formation d’un comité national proprement dit, de constituer « un comité français ». Il était dit au chapitre 2 de ce mémorandum : « Le comité français peut organiser – a) une force militaire française, terrestre, aérienne et navale, composée de volontaires, petite pour le moment mais qui s’augmentera certainement – b) un élément (ingénieurs, ouvriers), constituant une organisation pour des fabrications de guerre – c) une organisation d’études et d’achats de matériel de guerre pouvant traiter directement avec l’armement anglais et l’industrie américaine – d) une organisation de transport et d’approvisionnement – e) une organisation d’information et de propagande. Le Général jugeait indispensable que toutes activités des Français en territoire britannique fussent réglées « par l’intermédiaire et avec l’accord du comité français ».

Le 28 juin, le gouvernement de Sa Majesté reconnaissait le général de Gaulle comme « chef de tous les Français Libres où qu’ils se trouvent, qui se rallient à lui pour la défense de la cause alliée ».

Il fallut 42 jours pour qu’une suite positive fut donnée à ce mémorandum : 42 jours, au cours desquels de nombreuses circonstances et de nombreux événements contribuèrent à susciter les difficultés les plus sérieuses : le moins déchirant de ces événements ne fut pas « l’affreuse canonnade d’Oran » comme le général de Gaulle au micro de la BBC appela la tragédie de Mers-el-Kébir qu’il ressentit, et nous avec lui, comme « un coup de hache. »

Des deux côtés pourtant les experts travaillaient sans relâche. C’est au cours de ces échanges de vue, ces rédactions, ces mises au point que le professeur René Cassin fut amené à rendre à la France Libre l’un des plus éminents services qu’il devait lui prodiguer avec un dévouement inlassable et une véritable passion patriotique.

Le tout se profilait sur une situation singulière marquée par la rupture des relations de la Grande-Bretagne avec le gouvernement du maréchal Pétain désormais installé à Vichy et la reconnaissance de celui-ci par les États-Unis d’Amérique, l’URSS, le Saint-Siège pour ne citer que les plus puissants. Sans nervosité mais non sans impatience le Général attendait, mettant sans cesse de nouveaux fers au feu dans tous les domaines où la France Libre entendait s’organiser y compris celui des réseaux sur le sol national.

Le 7 août, Winston Churchill adressait au chef de la France Libre le texte d’un accord relatif à l’organisation, l’utilisation et les conditions de service des Forces Françaises Libres. Dans la lettre d’envoi du Premier ministre britannique on pouvait lire ce paragraphe : « Je saisis cette occasion pour déclarer que le gouvernement de Sa Majesté est résolu, lorsque les armes alliées auront remporté la victoire, à assurer la restauration intégrale de l’indépendance et de la grandeur de la France ». Une lettre secrète accompagnait la lettre d’envoi. Churchill y était amené à préciser : l’expression « restauration intégrale de l’indépendance et de la grandeur de la France » ne vise pas d’une manière rigoureuse les frontières territoriales. Nous n’avons été en mesure de garantir ces frontières à aucune des nations combattant à nos côtés ; mais, bien entendu, nous ferons de notre mieux. »

Quant aux termes de l’accord lui-même, ils reprennent une à une pratiquement toutes les indications exprimées par le Général dans son mémorandum du 26 juin 1940. Nous avons là l’instrument diplomatique définissant l’organisation de la France Libre « Forces françaises constituées de volontaires comprenant des unités navales, terrestres, aériennes et des éléments techniques et scientifiques, organisées et utilisées contre les ennemis communs. Cette force ne pourra jamais porter les armes contre la France… elle conservera, dans toute la mesure du possible, le caractère d’une force française… le général de Gaulle, qui a le commandement suprême de la Force Française, déclare par les présentes qu’il accepte les directives générales du commandement britannique ». Ce n’est pas ici – compte tenu du temps imparti – le lieu d’entrer dans le détail des nomenclatures et des dispositions de chacun des cinq grands chapitres qui constituent l’Accord du 7 août 1940.

Tel quel, malgré des réserves et même des réticences sur telle ou telle formulation des textes, le Général l’accepta sans hésiter – se contentant de dire ce qu’il avait à dire et notamment, à propos de « la restauration intégrale » commentée secrètement par Churchill, qu’il espérait qu’un jour viendrait où le gouvernement britannique serait à même de marquer moins de réserve.

En fait, dès ce moment, le général de Gaulle ne douta pas que l’Accord du 7 août avait une portée considérable. Sur ce point là aussi la suite lui donna raison jusqu’au bout. L’Accord du 7 août 1940, cordialement signé aux Chequers par les deux compagnons d’infortune et de fortune fut suivi quelques jours plus tard, par une revue de nos premières troupes passée dans la plaine d’Aldershot : le chef de la France Libre, pour cette occasion, se tenait à côté du roi George VI, le constant ami dont la présence près de nous eut souvent à soi seule le sens et le poids d’un traité de surcroît.

C’est nantie de cet instrument de reconnaissance et d’alliance réaffirmé, l’Accord du 7 août, que la France Libre passa les derniers mois de 1940 et entra, forte par ailleurs de ses points d’appui outre-mer, dans l’année 1941 qui devait voir, comme nous l’avons dit plus haut, la création du Comité National Français et l’organisation du Conseil de Défense de l’Empire.

Au cours des seize mois qui devaient s’écouler avant l’institution, le 24 septembre 1941, du Comité National, le chef de la France Libre ne perdit jamais de vue son projet ; mais il lui apparaissait que les circonstances ne se prêtaient pas encore à sa réalisation. Surtout, il ne voulait pas risquer de compromettre par une initiative brusquée l’accomplissement d’un dessein dont il sentait bien que, le moment venu, il permettrait à la France Libre de faire un pas décisif en avant ; un pas irréversible.

À l’été 1941, René Pléven, en mission aux États-Unis, reçut un télégramme du Général qui le chargeait sinon de pressentir du moins de sonder en vue de constituer « un large Comité National », diverses personnalités réfugiées en Amérique. De Gaulle nommait, notamment : le Père Ducatillon, le professeur Focillon, Eve Curie, Jacques Maritain, Jules Romains, Henri de Kerillis, Saint-Exupéry, l’industriel du pétrole Houdry, Georges Bernanos, Henri Bonnet, Philippe Barrès, Charles Boyer. D’autre part, le Général, dans la même perspective, s’était adressé directement à Alexis Léger, ancien Secrétaire général du Quai d’Orsay. Tous ces contacts feutrés, prenant beaucoup de temps, en un moment où la décision lui paraissait très urgente, le Général renonça à l’idée d’un « large Comité National » et créa, le 24 septembre 1941 par ordonnance « au nom du Peuple et de l’Empire français » un Comité National composé d’un président et de huit commissaires nationaux : quatre civils et quatre militaires : René Pléven, René Cassin, André Diethelm, Maurice Dejean, le vice-amiral Muselier, le général Legentilhomme, le général Vallin, le capitaine de vaisseau Thierry d’Argenlieu. Les commissaires nationaux étaient ceux de l’économie, des finances et des colonies, des affaires étrangères, de la guerre, de la marine et de la marine marchande, de la justice et de l’instruction publique, de l’intérieur, du travail et de l’information, de l’air enfin.

Le Journal Officiel de la France Libre du 26 septembre 1941, qui publiait l’ordonnance instituant le Comité National et le décret nommant les commissaires nationaux, publiait également un décret, signé du général de Gaulle, chef des Français Libres, président du comité national, « relatif à la composition du Conseil de Défense de l’Empire ». Les membres en étaient le général d’armée Catroux, le vice-amiral Muselier, le médecin général Sicé, le gouverneur général Éboué, le général de division de Larminat, le gouverneur Sautot, le capitaine de vaisseau Thierry d’Argenlieu, le général de brigade Leclerc de Hauteclocque : c’est-à-dire le Levant, l’Afrique, la Nouvelle-Calédonie, les Nouvelles-Hébrides, le Tchad, la marine de guerre, la marine marchande. Le général de Gaulle, son président, attendait de ce Conseil qu’il émît « des avis facultatifs sur les questions relatives à la Défense de l’Empire et à la participation de ces territoires à l’action de guerre ».

Quant au Comité National, ce qui frappait surtout dans les textes organisant sa mission et son fonctionnement, c’était la référence appuyée et réitérée à la représentation populaire : « L’exercice provisoire des pouvoirs publics sera assuré par le Comité jusqu’à ce qu’ait pu être constituée une représentation du peuple français en mesure d’exprimer la volonté nationale d’une manière indépendante de l’ennemi – ces ordonnances seront obligatoirement et dès que possible soumises à la ratification de la représentation nationale – il sera pourvu ultérieurement par ordonnance à la constitution d’une assemblée consultative destinée à fournir au Comité National une expression aussi large que possible de l’opinion nationale ».

Quelques semaines plus tard, Jean Moulin arrivait à Londres. Jusqu’aux derniers jours du mois de décembre 1941 le chef de la France Libre eut avec lui de longs et graves entretiens. Ayant reçu du général de Gaulle la mission, en qualité de son représentant personnel, d’unifier tous les mouvements de Résistance sur le territoire national, Jean Moulin, dans la nuit du 31 décembre 1941, par une lune favorable, se jetait en parachute au-dessus du midi de la France et se posait aux environs de Salon-de-Provence. Ainsi s’achevait l’année 1941 ; trente-cinq mois devaient encore s’écouler avant la libération de Paris.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 255, troisième trimestre 1986.